“Noire, bègue et pauvre”
À peu près au même moment où on célèbre la journée internationale de la Femme le 8 mars 2020, au Portugal tant dans la presse écrite que dans la presse audiovisuelle et sur les réseaux sociaux il n’est plus question que d’une femme. Joacine, communément appelée par son prénom au Portugal. Elle est jeune (née en 1982), noire, bègue. Originaire de la Guinée-Bissau elle a la double nationalité. Elle est divorcée et mère célibataire. Son bégaiement ne l’empêche pas d’être éloquente. Sa fameuse phrase « Je bégaye quand je parle, pas quand je pense. Contrairement à certains députés qui bégaient quand ils pensent » prononcée pendant la campagne électorale restera dans la mémoire de nombreux Portugais.
Dans son ascension tant médiatique que politique, tous ces éléments semblent être en sa défaveur dans un Portugal encore bien conservateur. Dans le Parlement portugais 62% des élus sont des hommes. L’âge moyen des nouveaux députés s’élève à 48 ans. Néanmoins, il y a quelques progrès à constater pour les femmes : il n’y a jamais eu autant de femmes siégeant au Parlement.
Parmi elles, Joacine et deux autres femmes noires sont élues. Beatriz Dias, née au Sénégal et élue pour le Bloc de gauche (BE, gauche radicale) et Romualda Fernandes, élue pour le Parti socialiste et née comme Joacine en Guinée-Bissau. Joacine, elle, est élue avec l’étiquette du petit parti de gauche LIBRE, dont l’un des fondateurs Rui Tavares est un dissident du Bloc de gauche.
Lors de l’élection législative du 6 octobre 2019, le parti LIBRE a désormais une présence parlementaire et sa première députée. LIBRE se veut un parti écologiste, féministe et antiraciste. Il défend notamment l’existence de quotas ethniques et l’augmentation du salaire minimum (900 euros).
Si Joacine parvient à être au coeur des débats médiatiques et politiques au Portugal, les commentaires à son égard ne lui sont pas toujours favorables. Et ils sont encore plus défavorables à partir du moment où LIBRE vote son exclusion du parti.
Francisco Louçã (ancien député du Bloc de gauche) explique que « tous les partis se confrontent à ce défi de dissidence de certains de ses membres. Cependant, cette difficulté est poussée à l’extrême pour LIBRE, car c’est la première fois que cela lui arrive et immédiatement après sa première victoire électorale ».
Pour Luís Marques Mendes (Parti Social Démocrate, centre-droite), l’exposition de cette divergence entre LIBRE et Joacine « en place publique » complique la situation, tant pour le parti comme pour la députée, « Pour un début de mandat, cela ne peut pas être pire ».
Malgré les efforts que les deux parties affirment avoir faits pour résoudre les désaccords, le divorce est inévitable entre LIBRE et Joacine. Le 31 janvier 2019, LIBRE choisit d’abdiquer sa représentation parlementaire, en votant à 80% contre la motion de confiance pour sa seule députée.
Joacine n’est pas présente lors de cette réunion. Elle estime que sa comparution n’a pas été convoquée par les organes du parti. Ceux-ci ont une version différente. L’avocat de la députée déplore qu’ « un parti qui a toujours voulu construire des ponts entre la gauche est incapable d’en faire davantage pour maintenir un pont avec sa seule députée ».
LIBRE devient ainsi le premier parti perdant sa représentation au Parlement. Avec ce passage du statut de députée de LIBRE à députée non inscrite, Joacine perd certains de ses droits, dont la possibilité d’interroger le Premier ministre lors de débats bimensuels. De plus, elle ne peut désormais effectuer que deux déclarations politiques lors de chaque débat législatif, contre trois auparavant.
Quels sont les points de désaccord entre le parti et sa députée : primo, la députée s’abstient lors d’un vote condamnant l’action militaire israélienne dans la bande de Gaza.
Secundo, la tension s’aggrave encore plus lorsque la députée laisse passer le délai de remise du projet de loi sur la nationalité, l’un des principaux éléments du programme du parti. Dans le programme électoral de LIBRE, la proposition de loi sur la nationalité prévoit de reconnaître la nationalité portugaise « immédiatement et définitivement à toute personne née sur le territoire portugais ». Joacine revendique également « la nationalité rétroactive des personnes nées entre 1981 et 1996 ».
Joacine voit sa place dans la vie politique remise en question depuis son élection à cause des polémiques qui émaillent son ascension médiatique. Certains voient dans celle-ci une volonté tant de la part de Joacine comme de celle de son ancien parti d’entretenir ces polémiques afin de se maintenir visibles sous les lumières de l’actualité.
Si Joacine a un tel impact médiatique c’est aussi à cause de son bégaiement, de son genre et de sa couleur de peau. Dans une interview à Diário de Notícias, Joacine se dit satisfaite avec les vents du changement observés dans la société portugaise, mais elle ne se montre pas non plus euphorique. « Ces dernières années m’ont montré que nous vivons dans un pays où il y a encore beaucoup de problèmes non résolus et il est évident qu’il y a une élite qui n’est pas prête à des changements qui feraient basculer ses intérêts ».
C’est ce que la montée en puissance de Chega (“Ça suffit”, extrême-droite) démontre. Lorsqu’ André Ventura, député de ce parti, dit vouloir que Joacine « soit rendue à son pays d’origine », M. Ventura démontre que le « renouvellement » dont se revendique “Ça suffit” n’est pas si nouveau qu’il le dit. La députée Joacine répond « Ce n’est pas déportée, c’est députée ».
L’omniprésence du discours affirmant que le Portugal est immunisé à la xénophobie, au racisme et plus globalement à l’intolérance, est violemment brisée par l’arrivée de l’extrême-droite au Parlement. Celle-ci démonte la thèse défendant la singularité du Portugal qui serait une sorte d´eldorado européen, qui serait un “bouclier” aux mouvements d’extrême-droite qui émergent un peu partout à l’échelle internationale.
L’historien José Pacheco Pereira s’oppose à ce discours. L’extrême-droite existe bel et bien au Portugal. Cependant, celle-ci était alors « politiquement orpheline ». Selon M. Pacheco Pereira, des manifestations idéologiques existaient déjà « dans les réseaux sociaux, les plateaux télévisés, la presse qui vend le plus », mais leur représentation politique n’avait pas encore eu l’occasion d’émerger au Parlement. Elle existe désormais officiellement avec “Ça suffit”.
Selon un sondage de SIC/Expresso réalisé quatre mois après les élections législatives, il y aurait une montée accentuée de Chega, qui parviendrait à obtenir 6% des intentions de vote lors des prochaines élections législatives.
Polémiques mises à part, Joacine poursuit son combat contre le racisme. Le jour qui suit son exclusion officielle de LIBRE, elle marque présence dans une marche contre le racisme, dont l’objectif est de défendre une femme noire qui aurait été agressée par la police à Amadora. Joacine y affirme que la société portugaise d’aujourd’hui est « très fragilisée » car le racisme « est constamment toléré » du fait d’un « racisme institutionnalisé ».
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