Julia Dupont, artiste lusodescendante, expose à la Progress Gallery à Paris depuis le 6 mars et jusqu’au 30 mars 2025. Cap Magellan s’y est rendu et elle nous a offert une interview exclusive.
Cap Magellan : Bonjour Julia, j’espère que tu vas bien. Nous sommes à la Progress Gallery dans le 11e arrondissement de Paris. Tu exposes depuis le 6 mars ton exposition Ricochets. Peux-tu nous expliquer le nom de l’exposition ?
Julia Dupont : Ricochets, j’ai choisi ce titre parce que je présente des œuvres qui sont des photographies, des dessins et peintures sur papier et des sculptures, qui de différentes manières, entre trois médiums, poursuivent une même interrogation sur la lumière ou l’espace. C’est une sorte de même famille dans mon travail, dans ces formes que j’aborde sous divers angles, mais que j’avais envie de réunir pour voir comment elles pouvaient fonctionner ensemble et dialoguer dans l’espace d’exposition.
CM : Il y a trois médiums artistiques dans cette exposition. Comment choisis-tu quelle technique, médium ou type d’art tu utilises à quel moment ?
JD : Au départ, il y a cette série de photographies qui s’appelle Surfaces profondes, sur laquelle je travaille depuis 2014 et qui suit son cours dans le temps long de mon travail. Il n’y a pas de point final. Ce sont des apparitions lumineuses, des épiphanies de lumière dans l’architecture, des sensations d’espaces et de lumières que j’ai choisi de retranscrire photographiquement, parce qu’à chaque fois, elles me paraissaient importantes à garder et à transmettre.
Le dessin est une pratique que j’avais laissée de côté depuis l’âge de 20 ans et qui était quand même toujours restée une question ouverte : est-ce que ce médium pouvait revenir ?
En réalité, j’avais en tête une image de lumière que je n’arrivais pas à faire. Je butais vraiment sur ce motif. Je l’ai vue deux fois au Portugal, à Viseu. Cela a été une expérience, là aussi, suffisamment forte pour que j’aie eu envie de la photographier. Mais donc il y a ce manque, cette image qui n’arrive pas à exister.
En janvier 2022, j’ai eu une sorte d’apparition d’une composition de dessins – un peu comme ces images photographiques sont des apparitions, d’une certaine manière. J’ai compris que ça devait être un dessin et que c’était une réponse à cette chose que je n’arrivais pas à photographier. Après, j’ai cherché le format, la composition et j’ai fait ce premier dessin. De ce premier dessin est née toute une série sur laquelle je travaille actuellement, qui est une recherche en cours.
Finalement, il y a des choses qui sont possibles avec le médium photographique, d’autres qui sont possibles avec le dessin : il y a un aller-retour entre ces deux médiums et le troisième qui est la sculpture. Les deux pièces qui sont dans l’exposition étaient des choses que j’avais faites quand j’avais 19 ans, lorsque j’étais en fac d’arts plastiques à Bordeaux. C’est un sujet que j’avais beaucoup aimé, qui est resté dans mon inspiration et qui est à l’œuvre, au travail dans ces images photographiques. J’ai voulu reprendre ces pièces de jeunesse que je considérais avec le temps comme des maquettes à échelle réduite, pour les agrandir à échelle humaine. Donc je les ai reportée en grand. Là aussi, il se passe quelque chose – avec de la sculpture – qui se passe différemment des images, mais qui est propre à la sculpture, à ses matériaux et à son rapport au corps.
CM : Quels sont les retours des personnes qui visitent l’exposition ? Les entends-tu parler ?
JD : Oui, notamment parce que je fais les visites le samedi et le dimanche. C’est très intéressant pour moi, particulièrement dans cette exposition, d’avoir cette partie. C’est quasiment comme si c’était la dernière partie du travail parce que je vois ce que produisent ces pièces sur les visiteurs. Je savais ce qui se passait devant les images photographiques, qui étaient déjà de l’ordre du trouble, volontaire et involontaire. Je sais que ce sont des images dans lesquelles on ne sait plus se repérer, parce que je veux qu’on voit la lumière. Donc cela poursuit cet étonnement devant les images photographiques.
Dans cette exposition, je sème encore plus le trouble parce que j’introduis des dessins qui sont à la fois dessinés et peints sur papier, qui sont de l’ordre des arts graphiques. Devant mes photographies, déjà, il arrivait déjà qu’on pense qu’elles sont très picturales, elles ont un rapport à la picturalité : on ne sait plus ce que l’on regarde, si c’est une photographie ou une peinture. Cela vient aussi de ma relation à l’histoire de l’art, puisque je viens de là encore plus que de l’histoire de la photographie.
Les sculptures, je vois qu’elles produisent aussi des effets inattendus sur les personnes, qui vont au-delà même de ce que j’avais pensé qu’elles pouvaient provoquer. C’est très intéressant de voir la perception des gens sur ces espaces qui s’ouvrent ou se ferment, puisque ce sont des surfaces profondes, des surfaces qui sont entre la planéité, entre l’obstruction du regard ou l’impossibilité du corps et en même temps qui ouvrent mentalement : il faut qu’il y ait une sorte de projection du spectateur. C’est donc intéressant de voir comment cela fonctionne dans le regard des personnes, ce que cela produit.
CM : Ces œuvres sont réalisées entre trois pays : France, Argentine et Portugal. Tu es franco-portugaise et tu as d’ailleurs fait plusieurs résidences au Portugal ainsi que quelques expositions. Qu’est-ce qu’apporte cette double culture à ton art ?
JD : Dans ma famille, il y a un lien qui s’est perdu avec le Portugal, non seulement avec la langue mais aussi avec le voyage au Portugal, depuis le premier que j’ai fait à l’âge de 8 ans. J’ai commencé à retourner au Portugal en 2016 pour un premier projet sur le Convento dos Capuchos à Sintra. De là, c’est comme si j’avais tiré un fil que je ne cesse de dérouler depuis. Ce n’était pas prévu, mais de ce premier projet est née une relation au Portugal très forte artistiquement, en plus de la relation familiale, des origines et de la langue. A chaque fois que je vais au Portugal, j’en tire énormément d’inspiration. A chaque fois, cela fait ressurgir des tas de choses, cela amène toujours mon travail vers autre chose, vers des nouvelles séries, et notamment cette série photographique Surfaces Profondes que j’ai commencée en 2014. Je l’avais mise de côté et, en allant à Porto en 2018, j’ai vu des éléments qui ont fait renaître, d’une certaine façon, cette série et je l’ai remise au travail. Cette relation au Portugal est désormais indissociable de mon travail.
Ensuite, il y a ce troisième pays, l’Argentine, une troisième géographie, une troisième langue, une troisième culture, et puis un autre hémisphère aussi. J’y suis liée par mon histoire personnelle. En Argentine, il y a eu des surgissements aussi, qui sont devenus des images. Actuellement, Buenos Aires m’inspire beaucoup. Ce n’était pas prévu non plus, mais je l’accueille et je le reçois. Dans cette exposition, j’ai décidé de réunir des images qui viennent de partout. Il y avait par exemple un polyptyque – qui est devenu un diptyque dans l’accrochage -, il y avait un écho entre ces images et le bois que j’avais pour la sculpture, etc. Ce sont finalement d’autant plus de ricochets. J’ai donc choisi de mettre les trois pays
CM : Qu’est-ce qu’apporte le soutien de la Fondation Calouste Gulbenkian à ton exposition ?
JD : Je suis très heureuse d’avoir le soutien de la Fondation Calouste Gulbenkian à travers sa délégation en France, parce que c’est une institution que je connais depuis plusieurs années et que j’apprécie beaucoup. Entre 2016 et 2018, j’ai beaucoup fréquenté la bibliothèque de la délégation Calouste Gulbenkian quand elle était boulevard de La Tour-Maubourg, pour mon projet sur le couvent de Sintra, puisque c’est la troisième plus grande bibliothèque lusophone au monde. Cela m’a donné accès à des ressources incroyables. J’ai passé des heures dans cette bibliothèque. Il y avait aussi toutes les expositions que je fréquentais là-bas.
La directrice de la Progress Gallery, Anne-Françoise, m’a proposé de faire cette exposition, qui était en écho à mon exposition personnelle à la Galeria Pedro Oliveira en septembre 2023, L’étreinte du silence. Donc il y avait un lien qui se tissait avec le Portugal.
Nous avons proposé à la Fondation Calouste Gulbenkian. Cela m’a permis de prendre le risque parce que j’avais envie de faire un accrochage non seulement avec les photos et les dessins/peintures, mais aussi d’introduire les sculptures qui est un élément à la fois ancien et complètement nouveau pour moi. C’est une pratique qui remonte à lorsque j’étais jeune et étudiante. Tout ceci, c’est grâce à la Fondation Calouste Gulbenkian que je peux le faire, le produire, dans cet engagement financier et de travail : cet investissement-là, c’est leur soutien qui m’a permis de le faire.
CM : Tes œuvres sont aussi à la vente. Pourquoi vendre ses œuvres en tant qu’artiste ?
JD : En tant qu’artiste, dans les arts visuels, notre travail a différentes destinations, différents usages et il y a différentes façons de gagner sa vie par le fruit de son travail qu’il y ait un échange. Cela peut être à la fois de proposer une exposition, c’est un peu comme proposer un concert pour un musicien : c’est une expérience pour le spectateur – là cette exposition est gratuite, ce n’est pas monnayé. Il y a aussi cette destination de l’art qui est de vendre et d’acheter : lorsqu’un collectionneur ou un particulier souhaite acquérir une œuvre, en tant qu’artiste je suis heureuse que mon travail puisse produire à la fois une expérience et que les personnes aient envie de la prolonger, comme un disque, par exemple, pour la musique. Cela veut dire que l’art apporte quelque chose dans la vie.
CM : Après cette exposition, tu repars en résidence au Portugal ?
JD : Oui. Je serai en résidence au mois d’avril, dans l’Alentejo. Je vais travailler sur une nouvelle série qui se fomente depuis quelques années, mais je vais vraiment l’aborder. Elle est aussi une ramification de cette série photographique Surfaces Profondes, mais elle développe autre chose.
CM : As-tu d’autres expositions prévues ?
JD : Plusieurs projets d’exposition sont en cours avec des peintres, en collectif ou en duo en France et au Portugal, mais les dates ne sont pas encore arrêtées.
CM : Pour finir, la question que je pose à la fin de chaque interview : aurais-tu un message pour les jeunes lusodescendants ?
JD : Quand je suis rentrée d’Argentine, en décembre dernier, quand l’avion a survolé l’aéroport de Paris, j’ai eu cette pensée pour la première fois : je me sentais à la fois française et d’origine portugaise, mais c’est étrange, cette relation, à cette langue que j’ai dû apprendre totalement, parce que dans ma famille, elle s’était arrêtée en cours de route. Cette question de la double culture, et même ici, d’une triple culture, est un enrichissement personnel et humainement parlant : de langues, de cultures et de régions du monde. Je me sens franco-portugaise et je sais que l’Argentine fait partie de moi autant, qu’elle est à la fois dans ma personne, dans mon travail. Je me sens citoyenne du monde.
CM : Merci beaucoup Julia et félicitations pour cette belle exposition !
Nous vous invitons à vous rendre à la Progress Gallery pour voir Ricochets, l’exposition de Julia Dupont, du jeudi au dimanche de 15h à 19h jusqu’au 30 mars !
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Interview réalisée par Julie Carvalho