Le Printemps Littéraire Brésilien « Nous voulons être un mouvement, pas seulement un événement »
24 avril 2018Les femmes de “Sugos” au Rallye FEMINA
24 avril 2018Conceição Evaristo est considérée comme l’une des plus importantes voix de la littérature afro-brésilienne, et plus particulièrement des femmes afro-descendantes au Brésil. Elle retrouve une mémoire collective effacée par le discours colonial, et y mêle ses souvenirs personnels, Conceição appelle ça d’ “escrevivência”.
“Insoumises”, son dernier roman sorti cette année, est le #metoo des femmes des périphéries et favelas qui n’ont pas de voix.
Cap Magellan : Racontez-nous un peu votre parcours et comment vous êtes arrivée ici aujourd’hui.
Conceição Evaristo : Je suis née à Belo Horizonte, capitale de l’Etat de Minas Geriais, le 29 Novembre 1946. Je vous le dis avec fierté j’ai 71 ans ! Je suis née dans une favela de Belo Horizonte. Je suis la deuxième de 9 frères et sœurs (4 femmes et 5 hommes). Toute mon éducation a été faite par des femmes. Même si j’ai eu la présence de deux oncles assez âgés, avec qui j’ai appris mes premières leçons de négritude, et plus tard la présence de mon beau-père, toute la responsabilité et accompagnement de mon éducation sont retombés sur des femmes : ma mère et mes tantes.
Ces femmes-là n’ont jamais fini leurs études primaires. Elles ont très mal appris à lire pendant les deux ans où elles sont allées à l’école – tout cela dans l’intérieur des terres de l’Etat de Minas. C’est avec la nouvelle génération – mes cousins, mes frères, et moi, qui allions à l’école – qu’elles ont développé leur capacité de lecture. C’était pour elles leur responsabilité, leur désir de pouvoir accompagner leurs enfants dans ce processus.
Dans notre famille, ma mère, mes tantes, mes sœurs et moi, notre façon de survie était de travailler comme domestique dans les maisons des familles les plus riches de Belo Horizonte. Je porte sur moi toutes ces expériences des domestiques, laveuses, cuisinières et bonnes qui sont héritières du travail de leurs descendantes, initiées dans une situation esclavocrate.
Moi-même j’ai été domestique. J’ai commencé très top: avant mes 9 ans je suis allée travailler dans une maison qui était juste en face de mon école. J’étais tellement fière de moi, que quand les cours terminaient, je partais en courant vers cette maison, j’enfilais ma tenue de travail très vite et je me postais devant la maison, toute contente, pour que mes collègues, en passant, puissent voir que je travaillais!
En grandissant je travaillais toujours comme domestique mais j’aidais aussi mes frères et sœurs pour leur devoir, puisque j’étais l’une des seules filles de la favela qui savait lire. C’est justement en les aidant que j’ai découvert cette envie de devenir professeur.
Je suis donc devenue professeur. Pour cela j’ai dû prendre des cours – le cursus normal – que j’ai terminé quand j’avais déjà 25 ans. J’ai mis autant de temps pour le terminer parce que j’ai dû interrompre mes études à plusieurs reprises pour devoir travailler: j’étudiais les années où je réussissais à avoir une bourse d’étude, si non ce n’était pas possible.
Donc, quand j’ai terminé le cursus normal, en 1971, j’ai dû quitter ma ville, parce qu’il n’y avait pas, à l’époque, de concours pour l’enseignement. Ceux qui réussissaient à donner des cours, c’était ceux qui connaissaient des personnes importantes qui pouvaient les nommer. Les familles chez qui je travaillais n’étaient pas ouvertes à l’idée que je sois autre chose que domestique: à leurs yeux je rompais avec la tradition du destin des femmes noires.
Je suis arrivée à Rio de Janeiro en 1973 où j’ai passé le concours pour l’enseignement et trois ans après je me suis inscrite à la Faculté de Lettres de Rio.
CM : « Insoumise » est un livre dédié aux femmes noires qui ont des histoires de vie très difficiles. Ce sont des vraies histoires ou bien de la fiction ?
CE : C’est ce que j’appelle de « escrevivência » (jonction du mot « écriture » et « vécu » en portugais). Ce qui me pousse à écrire sont des faits réels, mais cela ne veut pas dire que j’écris tout à fait la vérité.
Je viens du Minas Gerais, une région du Brésil où les personnes sont connues comme étant très bavardes, surtout pour raconter les affaires des autres ! Ma famille n’échappe pas à cette tradition! Nous sommes toutes des vraies commères ! On aime parler ! Donc, tout au long de ma vie, j’ai une accumulation d’histoires que l’on m’a racontées, que j’ai vues ou vécues. C’est aussi une accumulation de ce que j’ai vécu dans mon travail comme professeur des écoles des périphéries : j’ai vu ces difficultés et ces histoires de pauvreté.
Dans « Insoumises », il y a des histoires que j’ai écoutées il y a plus de 40 ans, des histoires de l’époque où j’habitais encore à Belo Horizonte. Le support de ma littérature est, la plupart, fait d’histoires vraies et je modifie au fur et à mesure. Parfois c’est un peu de mon vécu, c’est ce que j’appelle de « mémoire fictionée ». Donc, le support de ma littérature est aussi l’Histoire et la condition des noirs dans la société brésilienne.
CM : En parlant d’ « Insoumises » et des conditions des noirs dans la société, il y a une Histoire qui m’a marquée : Celle de Natalina Soledad qui change de nom – une histoire de solitude mais aussi de victoire.
CE : Une des premières choses que les esclaves africains perdaient quand ils arrivaient en Amérique était leur nom. Normalement les colons leur donnaient immédiatement un nom catholique. C’est aussi cela que les descendants d’esclaves ont hérité. Alors Natalina Soledad, en plus d’apporter au texte sa condition de femme, qui ne valait rien face à la majorité masculine, elle apporte, aussi, cette « bagarre » et tentative de récupération d’une identité.
CM : Vous apportez tout ce vécu à un Brésil actuel. Comment êtes-vous reçu ?
CE : Si je décidais d’écrire un livre qui serait intitulé « La danse du papillon » ou bien «Tapis Rouge», sans apporter aucune subjectivité noire, ce livre serait bien plus accepté. C’est-à-dire, quand un auteur noir apporte cette subjectivité noire, c’est comme si c’était un thème maudit, les grands éditeurs ne vont pas s’y intéresser. Ce qui est contradictoire, c’est que les éditeurs sont plutôt réceptifs à cette subjectivité si elle vient d’un auteur étrangers ! Mais si elle vient du nombril brésilien…. ! Pire encore c’est si en plus l’auteur est une femme ! Alors il y a tout un imaginaire de questions que les personnes se posent : « est-ce que les femmes noires savent vraiment écrire ? ». Ce qu’elles attendent de nous c’est que nous sachions danser, chanter et cuisiner. Nous avons ces compétences-là ! Nous sommes des bonnes chanteuses, danseuses, cuisinières, mais nous sommes, en plus, des écrivaines, des philosophes, des professeurs, des médecins, etc. Comme n’importe quelle autre femme blanche !
Il n’y a rien de mauvais à dire que nous savons cuisiner, chanter et etc. C’est simplement cette façon d’essayer de nous laisser toujours liées à ces compétences de maternité. Cuisiner c’est très important ! Mais une femme noire dans une cuisine n’est pas la même chose qu’un chef de cuisine d’un grand hôtel. Ce qui est diffèrent est surtout le salaire… !
CM : Cela été difficile, pour vous, de vous faire reconnaître au Brésil ?
CE : Je me suis fait publier pour la première fois quand j’avais 44 ans, c’était en 1990. Ma première publication a été faite dans le Groupe d’écrivains Afro-brésiliens: Quilombhoje.
En 1995, nous avons été accueillis à un évènement en Allemagne où le Brésil était le pays invité. Quand je dis « nous », c’est-à-dire, les auteurs qui ont été invités : João Ubaldo Ribeiro, Marina Colasanti, Cuti (Luís Silva), Miriam Alves, Geni Guimarães et moi. Quand nous sommes rentrés au Brésil, nous avons vu que les médias avaient parlé de la présence des autres auteurs à cet évènements, mais pas une ligne à propos des auteurs noirs.
J’ai continué à publier et en 2007 un de mes livres a été traduit en anglais, c’était « Poncía Vivêncio ». Cette traduction a eu un très bon retour au Brésil: ce livre est rentré au programme pour le Baccalauréat aux Minas Gerais, et petit à petit dans les programmes d’autres Etats.
Il ne faut pas se mentir : le premier endroit où j’ai été reçu a été le mouvement noir brésilien, dans la communauté noire. Après ce sont les professeurs noirs, tout d’abord, et ensuite les professeurs blancs, femmes et hommes, qui ont commencé à apporter mes textes dans les écoles.
Ce ne sont pas les médias qui ont construit mon succès! Quand j’arrive sur les médias, c’est parce que j’avais déjà toute une trajectoire qui avait commencé dans le mouvement social noir.
CM : Le Brésil d’aujourd’hui : pourquoi il n’arrive pas à dépasser toutes ces crises sociales ?
CE : Premièrement, le Brésil as besoin d’un changement de mentalités. En 2003, le premier gouvernement de Lula, a signé la loi 10.639 qui institut l’enseignement des cultures africaines et de la culture afro-brésilienne. Cette loi a, après, été élargie aux cultures indigènes. Tout cela a été un grand pas pour apporter, dans l’enseignement, l’étude des racines de la société brésilienne. Ce n’est pas le Président Lula qui a créé cette demande, il a simplement été attentif à une demande qui remonte aux années 1945, avec Abdias Nascimento.
Beaucoup de personnes critiquent la violence que le Brésil vit aujourd’hui. Cette violence est dans la structure même de la formation des Amériques : ce sont des sociétés qui se sont formées en massacrant des peuples. C’est comme s’il y avait un Karma sur ces sociétés.
Malgré tout cela, je pense que la société brésilienne vit un autre moment. Aujourd’hui il faut être très inconscient ou bien cynique, pour dire que nous sommes une démocratie raciale.
Aujourd’hui, je ne sais pas ce que le Brésil devient… Marielle avait 38 ans… A cet âge-là elle aurait pu être ma fille. Moi, à 71 ans, je dépose mes espoirs sur des femmes comme Marielle, qui doivent continuer à lutter. Je n’arrive pas à vous parler d’espoir aujourd’hui. J’essaye, mais c’est trop difficile.
Nous vivons dans une société qui essaye par tous les moyens de nous taire : ou elle nous ignore, ou nous rend invisibles, ou alors c’est cette violence physique qui tue.
“Insoumises” à retrouver dans les éditions Anacaona: https://www.anacaona.fr/boutique/insoumises/
Cap Magellan remercie Conceição Evaristo, «la voix noire des favelas », de lui avoir accordé cet entretien au Salon du Livre 2018.
Conceição Evaristo , accompagnée Paula Anacaona, sera présente à la rencontre littéraire, organisé par le Collectif Brésil de Rennes, le 27 juin à l’Espace Ouest France à partir de 18h.
Florence Oliveira