Os voluntários da Cap Magellan, uma família unida!
30 janvier 2018Os vencedores do Concourso Dá Voz à Letra
23 février 2018À l’occasion de la publication de la tribune dans Lemonde.fr « Nous nous opposons à l’instrumentalisation de notre histoire et de nos mémoires », Cap Magellan a voulu faire un bilan de cette initiative avec l’historien, spécialiste de l’émigration portugaise, Victor Pereira, et connaître un peu plus sur son travail.
Cap Magellan: Encore aujourd’hui, nous entendons parler de l’époque où les Portugais et leurs descendants en France avaient honte de parler de leurs origines. Tu ne caches évidemment pas le fait d’être fils de Portugais et en plus tu as décidé de consacrer ta vie professionnelle à l’étude de l’émigration portugaise. La question ne pouvait pas être plus simple, pourquoi?
Victor Pereira : Aussi étrange que cela puisse paraître, je suis arrivé à l’histoire de l’immigration/émigration portugaise en France un peu par hasard. Depuis tout petit et mes lectures, de Tintin notamment, j’aime beaucoup l’histoire et aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu devenir historien. Mais je n’avais pas d’intérêt particulier pour l’histoire du Portugal ou de l’immigration portugaise. J’ai eu ma phase « Pharaons et Pyramides », « Révolution française », etc, etc. Alors que je ne viens pas du tout d’une famille politisée et que je n’ai jamais appartenu à une organisation politique, je me souviens pourtant que dès l’adolescence j’ai été dubitatif vis-à-vis de l’histoire glorificatrice des Grandes Découvertes portugaises. Il m’apparaissait clairement que derrière les découvertes, il y avait des conquêtes et un ensemble de violences peu glorieuses. C’est pourquoi lorsque j’ai cherché un sujet de mémoire de maîtrise en histoire, j’ai voulu travailler sur la période médiévale et plus précisément sur les relations commerciales entre le port de Rouen – je faisais mes études dans cette ville – et le nord du Portugal, au 14e siècle, soit avant les Grandes Découvertes que je voulais éviter. J’avais pris contact avec un médiéviste qui m’avait promis de voir si les sources sur le sujet étaient encore disponibles. Or ce n’était pas le cas – un bombardement ou un incendie avait dû détruire ces archives – et cet enseignant-chercheur me proposa un sujet sur l’influence de Cluny dans le Portugal médiéval. Sujet qui ne m’intéressait pas vraiment. En sortant de son bureau, j’ai rencontré par hasard une enseignante d’histoire contemporaine que j’avais eu en première année et que j’appréciais beaucoup. C’est en montant des escaliers avec elle que j’ai pensé à travailler sur les exilés politiques portugais en France de 1958 à 1974. Je ne savais rien de ce sujet mais les années précédentes deux romans m’avaient marqué : L’année de la mort de Ricardo Reis de José Saramago et Le Manuel des Inquisiteurs d’António Lobo Antunes qui retracent l’atmosphère liberticide de l’Estado Novo, époque que je connaissais très mal, n’en ayant jamais entendu parler au sein de ma famille. C’est ainsi que j’ai commencé à travailler sur l’histoire contemporaine du Portugal et de l’immigration.
Il est vrai que dès que j’ai envisagé de faire de la recherche, j’ai pensé à travailler sur l’histoire du Portugal mais pour des raisons assez « pratiques ». A l’inverse de mes collègues de l’université de Rouen, aller travailler dans les archives départementales de la Seine-Maritime ne me faisait pas rêver et travailler sur le Portugal me permettait de voyager : d’aller soit au Portugal soit à Paris. Et je pensais que c’était un moyen de faire un peu différent de mes collègues. Après cette maîtrise sur les exilés politiques, je me suis concentré sur la politique d’émigration de l’Estado Novo entre 1957 et 1974. Là, les questionnements « scientifique » et « personnels » se sont articulés. Dans mon mémoire, j’avais constaté que beaucoup de Portugais qui vivaient en France dans les années 1960-1970 évitaient tout ce qui leur semblait « politique », tout ce qui risquait de provoquer leur expulsion de France ou des représailles pour leur famille restée au Portugal. Cette crainte est particulièrement visible pendant les événements de mai-juin 1968. Si des Portugais ont participé à des occupations, à des grèves, à des manifestations, beaucoup se sont tenus à l’écart, essayant soit de continuer à travailler, soit rentrant au Portugal le temps que les événements passent. La peur de la PIDE était une constante. Je voulais donc comprendre comment la dictature portugaise continuait à exercer une violence sur ses ressortissants en France. Cette question – qui rejoint des problématiques classiques de la sociologie et de la science politique et notamment de la définition de l’État donnée par Max Weber – prenait également un écho personnel. En effet, lors de mon année de maîtrise, j’ai reçu une convocation de l’armée portugaise, exigeant que je me présente, un jour et une heure précis, à une caserne de Porto. C’est pourquoi je me suis demandé quel pouvoir pouvait avoir l’État portugais – qui m’avait reconnu comme un de ses nationaux – sur moi, étant né et vivant à l’étranger. C’est donc grâce à Max Weber et à l’armée portugaise que j’ai donc travaillé sur ce qui est devenu ma thèse, puis un livre, La dictature de Salazar face à l’émigration. L’État portugais et ses migrants en France de 1957 à 1974.
CM : Au-delà de ton travail de recherche et d’enseignement universitaire, tu as décidé, au début de cette année, d’assumer un rôle plus engagé. Tu as rédigé, avec le journaliste Hugo dos Santos, une tribune publiée dans Le Monde contre l’instrumentalisation de l’Histoire des Portugais en France à des fins xénophobes et racistes. Vous l’avez ensuite mise en ligne, sur la forme de pétition, sur la plateforme change.org. Pourquoi as-tu décidé de changer d’un registre plus académique vers un registre plus activiste? Tu crois que c’est aussi cela ton rôle?
VP : Lorsque j’ai vu les premiers rapprochements entre les événements qui ont eu lieu à Champigny lors du réveillon du Nouvel An et l’histoire du bidonville qui a existé dans la même ville, entre la fin des années 1950 et le début des années 1970, j’ai été outré. J’ai été encore plus choqué lorsque cette comparaison implicite entre immigrés Portugais et immigrés d’Afrique et du Maghreb a été tracée par un universitaire sur le plateau d’une émission d’Arte, censée être sérieuse et exigeante intellectuellement. Il se trouve que ces dernières semaines, pour un livre que je dois terminer bientôt, je me suis replongé dans l’histoire des bidonvilles dans lesquels ont vécu des Portugais : celui de Champigny-sur-Marne, le plus connu car le plus important, mais aussi ceux de Saint-Denis, Massy, Choisy-le-Roi, Carrières-sur-Seine, Mérignac, etc. J’ai consulté de nombreux documents d’archives, tant en France qu’au Portugal, lu des articles de presse de l’époque, récupéré des témoignages d’anciens habitants. Il ne m’était vraiment pas difficile de prouver que la présentation qui était faite du bidonville de Champigny à des fins xénophobes était fausse : c’était une vision biaisée qui cachait les différentes relations de violence qui existaient dans le bidonville et l’action publique vis-à-vis des habitants du bidonville. La manipulation était relativement simple : s’appuyer sur un oubli et l’ignorance de ce que furent les bidonvilles pour stigmatiser les immigrés et les enfants d’immigrés provenant du Maghreb et d’Afrique. C’est une instrumentalisation cynique car elle s’appuie sur l’ignorance du vécu d’une population, qu’on ne cherche même pas à connaître, dont on considère qu’elle « n’a pas d’histoire », à l’image de certains peuples Indiens d’Amazonie, dont on postule qu’elle est constituée d’un tout homogène, sans aucune différence.
C’est une généralisation outrancière qui cache mal un manque d’intérêt. Ces journalistes et cet universitaire utilisent l’histoire de l’immigration portugaise sans s’y intéresser : ce qui compte pour eux, c’est stigmatiser les immigrations plus récentes.
Evidemment, en tant qu’historien qui a passé plus de 15 ans à étudier l’histoire de l’immigration portugaise, cette instrumentalisation était insupportable. C’est une histoire qui, pour différentes raisons est peu connue et peu évoquée dans le débat public. Or quand elle est évoquée, elle l’est de manière biaisée et manipulatrice.
De plus, cette opposition entre immigrés n’est pas nouvelle : déjà, dans les années 1960, les autorités françaises ont toléré la venue irrégulière de milliers de Portugais pour « freiner » l’immigration algérienne. Cette opposition a structuré la politique d’immigration dès les années 1960. Et par la suite, de nombreux discours sur l’immigration portugaise – souvent présentée comme la « mieux intégrée » sous-entendant ainsi qu’il y aurait des immigrations moins intégrées sans que le terme intégration soit réellement défini – ont servi tous les discours cherchant à stigmatiser les immigrations provenant hors d’Europe. Cette opposition a été soulignée dès les années 1980 par le sociologue Albano Cordeiro qui évoquait le paratonnerre maghrébin qui a rendu les Portugais invisibles, leur invisibilité étant souvent présentée comme de l’intégration, sans que l’on analyse profondément leur insertion (et la diversité de ces insertions).
CM : Le texte a eu de l’impact et la pétition a déjà plus de 850 signatures. Tu t’attendais à cette adhésion?
VP : Il est difficile de mesurer l’impact de la tribune publiée dans Lemonde.fr et de la pétition déposée sur le site change.org . On peut dire que 850 signatures n’est pas un nombre si important si on prend l’univers de tous les Portugais et descendants de Portugais vivant en France.
Mais d’un autre côté, c’est un chiffre non négligeable si l’on prend en compte le fait que cette pétition est partie de personnes non affiliées à des structures politiques et lorsque l’on connaît l’assez faible mobilisation civique et politique – en tant que Portugais ou descendants de Portugais – de cette population.
Il est en outre plus « facile » de mobiliser en se basant sur des arguments « patriotiques » ou sur l’indignation. Par exemple, sur les réseaux sociaux, les réactions avaient été bien plus nombreuses – et parfois violentes – lorsque le journal 20minutes.fr avait très maladroitement titré que l’équipe de football du Portugal était « dégueulasse » lors de l’Euro 2016. Beaucoup de Portugais et de descendants de Portugais s’étaient sentis visés par ce terme dépréciatif parce que cela rejoignait des expressions de mépris qu’ils peuvent entendre dans leur quotidien.
De plus, cette pétition ne s’inscrit pas dans la stratégie d’un certain nombre de Portugais et descendants de Portugais. En effet, beaucoup d’entre eux préfèrent se maintenir à l’écart du débat public et évitent d’évoquer leur histoire. Pour eux, pour vivre heureux, vivons cachés. Ils bénéficient en cela de l’invisibilisation évoquée par Albano Cordeiro.
D’autres Portugais et des descendants de Portugais peuvent eux aussi penser qu’ils sont différents des immigrés provenant du Maghreb ou de l’Afrique, qu’ils se sont mieux intégrés. Ils reprennent un discours qui leur est adressé par différentes entités. Une partie des pouvoirs publics français – en 2012, par exemple, Nicolas Sarkozy affirmait que « la communauté Portugaise en France est un exemple d’intégration » – les présente comme un modèle d’intégration alors qu’ils ne cessent de présenter d’autres populations immigrées comme des « problèmes ». De même, les autorités portugaises, depuis plusieurs décennies, alimentent le discours de l’exceptionnalité des immigrés portugais, censés s’adapter sans problème dans les autres pays tout en restant attachés au Portugal (ce qui, d’ailleurs, si l’on en reste à une acception de l’intégration comme assimilation – ce qui est souvent la définition sous-entendue par les hommes politiques français – est quelque peu contradictoire). Et dans les interactions quotidiennes, pour les mettre en valeur, les immigrés portugais et leurs descendants sont souvent érigés en contre-exemple d’autres immigrés. On peut donc comprendre que ce discours opposant les immigrés entre eux soit intériorisé par un certain nombre d’entre eux. On analyse le même phénomène dans beaucoup d’autres contextes : les Irlandais par exemple, aux Etats-Unis sont passés, en quelques décennies, de minorité stigmatisée et rejetée par les élites WASP à une population considérée comme blanche dont une partie tient à se distinguer des migrants nouveaux venus et stigmatisés (les Italiens du Sud, par exemple).
En somme, à titre personnel, j’ai du mal à mesurer l’adhésion à la tribune. Je pense même qu’elle peut aller à rebours de la conception d’une partie des immigrés portugais et de leurs descendants en France. Cependant, il nous semblait nécessaire de refuser ces instrumentalisations.
CM : Même si le texte bénéficie d’un large consensus, il y a certaines voix plus critiques qui défendent que l’invisibilité des Portugais est un fait positif puisque cela démontre une bonne assimilation au sein de la société française. Qu’est-ce que cela t’inspire?
VP : L’idée d’invisibilité des Portugais en France me pose toujours un problème. Car je ne pense pas que les Portugais soient invisibles. Je crois plutôt qu’on ne les voit pas. Plein d’exemples de notre vie quotidienne pourraient être mobilisées. Par exemple, sur les plaques d’immatriculation de voiture, on trouve souvent l’escudo portugais. Voit-on d’autres populations immigrées introduire des signes d’appartenance à leur pays d’origine sur leurs plaques ? Cela n’est pas si anodin lorsqu’on se souvient qu’il n’y a eu d’importantes polémiques quand les autorités ont voulu supprimer l’indication des départements sur ces plaques. En effet, beaucoup d’automobilistes étaient attachés à l’inscription de leur origine géographique sur leurs plaques, c’était pour eux une manifestation de leur appartenance et identité territoriale. Je ne discute pas le choix de certains Portugais ou descendants de Portugais de mettre un escudo sur leurs plaques. Je veux seulement remarquer qu’il est étonnant que cela ne soit jamais présenter comme un « problème », comme un refus d’intégration, un signe de leur non sentiment d’appartenance au département ou à la région dans lequel ils vivent. Et il faudrait se demander pourquoi ils sont quasiment les seules populations immigrées à faire cela.
L’autre cas que l’on peut évoquer est encore plus étonnant. Le fait que les Portugais et leurs descendants fêtent bruyamment et de manière ostentatoire dans l’espace public français les victoires de la Seleção lors des grandes compétitions de football (et notamment près la victoire contre la France lors de la finale de l’Euro 2016) n’est jamais construit comme un problème par les élites politiques et médiatiques françaises. C’est plutôt le silence qui prévaut, ces moments de liesse ne sont quasiment pas évoqués dans la presse ou les hommes politiques. Ils n’existent pas publiquement ou politiquement. Et c’est tant mieux. Mais lorsqu’il s’agit de commémorations liées à la victoire d’équipes de football maghrébines, une partie de la classe politique s’insurge contre le manque de loyauté de ces populations qui ne devraient pas appuyer une équipe étrangère.
Donc je ne crois pas que les Portugais soient particulièrement invisibles car ils cherchent à être discrets. C’est plutôt qu’on ne les voit pas. Ce qui est fort différent. L’obsession d’une partie des élites politiques françaises sur l’immigration maghrébine et africaine rend invisible les Portugais. C’est ce qu’écrivait Albano Cordeiro il y a 30 ans.
Dès lors, considérer que les Portugais sont bien « assimilés » car ils sont invisibles ne tient pas vraiment. Au fond, lorsque les hommes politiques et les médias évoquent la « bonne intégration » des Portugais, ils n’ont aucun élément pour appuyer ce propos. C’est typiquement le « sens commun » fustigé par Durkheim. Car on ne cherche pas vraiment à savoir si les Portugais et leurs descendants sont intégrés. Pour cela, il faudrait définir ce qu’intégrer veut dire ? Si c’est être identique avec le reste de la population française – qui du reste n’est pas homogène comme on veut le faire croire, tant socialement que culturellement – , comment peut-ont accepter l’appui à la Seleção par des milliers de Portugais et descendants de Portugais ? Comment explique-t-on le nombre de travailleurs portugais qui font le choix – tout à fait légitime – de passer leurs retraites au Portugal, dans leur village d’origine ? Selon moi, les discours d’intégration ne cherchent pas à réellement décrire l’insertion sociale ou culturelle des immigrés. Il sert à critiquer et à stigmatiser ceux dont on n’accepte pas la présence en France, notamment à cause de leur couleur de peau ou de leur religion.
CM : Une autre critique entendue a été celle de dire que les Portugais étaient des “briseurs de grève”, et sifflaient ou étaient hostiles envers les chanteurs d’intervention comme José Mario Branco ou Sérgio Godinho quand ils se présentaient dans les bidonvilles, et que cela est contraire à l’image des Portugais révolutionnaires. Tu nous a déjà parlé un peu de cette question dans tes recherches au cours de cette interview mais peux-tu la développer ?
VP : Comme je l’ai dit au début de l’entretien, mes recherches sur l’immigration portugaise en France ont commencé par l’étude de l’action des exilés, définis par ceux qui développaient des actions politiques en France. Et en effet, ces derniers ont eu de nombreuses difficultés dans leurs « rencontres » avec les travailleurs portugais en France. Certains exilés pensaient qu’ils pourraient plus facilement politiser leurs compatriotes qui étaient désormais hors d’atteinte de la PIDE. Or ils se sont souvent confrontés à de l’indifférence, de la peur et, parfois même, à de l’hostilité. Cependant il faut aller au-delà des apparences et avoir une vision un peu plus subtile de la « politique ». En premier lieu, il faut comprendre à quel point l’émigration de ces milliers de Portugais – la majorité partant irrégulièrement – était « politique ». En effet, en partant, ces Portugais tournaient complètement le dos aux discours et aux pratiques de la dictature salazariste. On empêchait les Portugais de partir légalement pour protéger les intérêts des dominants – moyens et grands propriétaires terriens, une partie de l’industrie – et au nom d’un Portugal idéalisé par Salazar, un Portugal où la population refuse le matérialisme, où elle vit modestement sans ambition. Or c’est un refus radical exprimé par ceux qui partent, qui refusent la misère qu’on leur présente sous des atours positifs. De plus, partir rn France, c’était refuser de partir dans les colonies. Après 1961, l’Etat consacre une partie considérable du budget à défendre les colonies. On envoie en Afrique des soldats mais aussi des colons. Or de nombreux portugais partant en France refusent de fait de participer au maintien de l’Empire.
Evidemment, la plupart des Portugais ne se sont pas investis politiquement et/ou syndicalement. Beaucoup craignaient d’être expulsés s’ils le faisaient. Il ne faut pas oublier à quel point, à l’époque, il était risqué pour un étranger de « faire de la politique ». On perdait très facilement son travail et on risquait une expulsion. Pour protester, la plupart des immigrés portugais préféraient quitter leur entreprise et trouver un autre boulot – ce qui était facile à l’époque – plutôt que de protester frontalement. De plus, avant le 25 avril, les immigrés et les exilés portugais avaient peur d’une police politique portugaise perçue comme omniprésente. Ainsi, les immigrés craignaient des représailles pour leurs familles.
Mais si beaucoup d’immigrés portugais n’ont pas milité politiquement ou syndicalement, il ne faut pas, d’une part, oublier ceux qui l’ont fait – et dans la tribune nous rappelons le cas de Lorette da Fonseca et d’António da Silva mais nous aurions pu en ajouter d’autres – et d’autre part sous-estimer les changements dans la façon de voir des immigrés. Avant le 25 avril, même une partie des agents de la PIDE se rendaient compte que les immigrés ne s’étaient certes pas transformés en « communistes » mais qu’ils ne voyaient plus les choses comme avant et qu’ils n’acceptaient plus la domination telle qu’elle existait peu d’années auparavant (se courber devant le notable local par exemple). Les immigrés ont d’ailleurs alimenté les mobilisations syndicales des dernières années de la dictature en introduisant l’idée que les travailleurs avaient des droits. Lors de leurs vacances, les immigrés racontaient les bénéfices sociaux qu’ils avaient en France, incitant ainsi ceux qui restaient au pays à demander la même chose.
Dès lors, on ne peut pas réduire les immigrés portugais entre une poignée de « révolutionnaires » et une masse « apolitique », voire « contre-révolutionnaires ». C’est avoir une vision trop réductrice de la « politique » et des effets politiques de l’immigration en France.
CM : J’ai eu le sentiment que la manipulation décomplexée de notre histoire par les journalistes et intellectuels se doit aussi au fait qu’ils étaient persuadés que les Portugais – puisqu’ils ont un déficit d’union et de force dans leur voix – n’allaient pas répondre. Heureusement, toi et Hugo dos Santos avez pris l’initiative de lever votre voix et de mobiliser d’autres derrière vous, mais nous sommes encore dépendants de ces initiatives individuelles. Est-ce que cela se doit au fait de l’inexistence de quelque chose qu’on puisse vraiment appeler de « communauté » ou tout simplement d’un manque d’organisation ou d’intérêt?
VP : Il est fort probable que ceux qui ont essayé de manipuler l’histoire de l’immigration portugaise en France – et qui instrumentalisent fréquemment le passé dans leurs croisades – pensaient que peu de personnes essaieraient de rétablir la vérité. Toutefois, ce ne sont pas seulement des personnes d’origine portugaise qui ont réagi. Sur les réseaux sociaux, quelques journalistes – je pense à Nils Wilcke d’Alternatives Économiques ou Nassira El Moaddem du Bondy Blog – ont très rapidement dénoncé cette instrumentalisation. Car cette question dépasse largement seulement les Portugais ou les Français d’origine portugaise. Cette instrumentalisation a été une tentative – comme bien d’autres – de diviser les uns contre les autres.
CM : Quel bilan fais-tu de ce combat? Qu’est-ce qui t’as le plus surpris, que ce soit en positif ou négatif ?
VP : Il est peut-être trop tôt pour tirer un bilan. Il y avait certes un objectif immédiat qui était de rétablir la vérité et de dénoncer cette instrumentalisation. Je crois que cet objectif est en partie atteint car la tribune a été partagée, reprise et lue par un grand nombre de personnes. Mais notre objectif n’était pas seulement à court-terme. A plus long terme, il s’agit d’empêcher que ces instrumentalisations – qui peuvent très bien arriver avec l’histoire de l’immigration italienne ou espagnole par exemple – ne soient répétées ou que, du moins, elles perdent de leur efficacité. Espérons que si d’autres manipulations de ce genre se produisent, certains se souviennent de la tribune et puissent de nouveau la partager.
Interview conduite par Luísa Semedo