Interview de Nicolas Barral
11 décembre 2024Du 18 au 29 novembre 2024, la pièce L’intranquillité, du metteur en scène Jean-Paul Sermadiras, a été jouée à Paris, au théâtre 100 ecs. Cap Magellan a pu assister à l’une des représentations et obtenir une interview exclusive.
Cap Magellan : Bonjour monsieur Sermadiras, comment allez-vous ?
Jean-Paul Sermadiras : Très bien, surtout après une représentation comme celle de ce soir. Il y avait du monde et on voit le spectacle qui naît de jour en jour. Ce n’est pas évident puisque ce n’est pas une pièce à la base, c’est un texte que nous avons adapté du Livre de l’intranquillité. Nous sommes très agréablement surpris de voir comment les spectateurs entendent le texte, comment ils lisent la mise en scène, comment ils voient le travail que nous avons essayé de réaliser autour de cet auteur, qui est un auteur très particulier et très unique dans son genre, notamment dû aux hétéronymes.
Ce qui m’a inspiré au début, lorsque j’ai commencé à lire Pessoa, c’est que son œuvre littéraire ressemble à une œuvre théâtrale avec tous ces personnages, tous ces hétéronymes qu’il a créés. Lui, il dit qu’il a formé comme une coterie, une société ou une galaxie littéraire à lui tout seul.
CM : Comment vous est venue l’idée de jouer Pessoa au théâtre ?
JPS : Souvent, lorsque je lis, je dis les textes à haute voix. En le faisant avec Pessoa, je me suis rendu compte que, comme pour les textes de théâtre, cela amplifiait le sens que de les dire à haute voix. De plus, je me suis intéressé à l’auteur et j’ai vu que lui-même avait une grande affinité avec le théâtre. Il a d’ailleurs écrit une pièce, Faust. Je trouve que son affinité envers le théâtre et Shakespeare se ressent dans son écriture.
Cela m’est apparu assez naturel finalement. Ce n’était pas du théâtre, mais cela pouvait très facilement le devenir. J’ai commencé à travailler le texte en 2017.
CM : Est-ce difficile de s’inspirer, de composer avec une personne si littéraire, qui est si complexe, mais à la fois si complète ?
JPS : C’est vrai que c’est un auteur complexe, mais en même temps, quand vous écoutez les mots qu’il emploie, ce sont des mots assez simples. Il n’y a pas un langage complexe. Ce qui nous paraît complexe, c’est sa manière de penser et l’endroit où il place sa pensée. Si on lit Pessoa avec la pensée commune que nous pouvons avoir, où on est à peu près tous d’accord, sur notre rapport à Dieu, notre rapport aux religions, notre rapport à la matérialité, notre rapport à nos vies, etc., on n’arrive pas à démêler les choses, parce qu’on lit Pessoa avec notre grille de lecture. En revanche, si on commence à essayer de comprendre d’où il parle, de quoi il parle et la manière dont il parle les choses, dont il voit les choses, tout devient beaucoup plus clair et plus limpide.
Je pense que c’est peut-être ce que nous avons pu réussir dans ce spectacle. Les comédiens se sont mis dans la perspective de Pessoa, ce qui fait que malgré la densité des textes, ils restent compréhensibles. Nous avons d’ailleurs eu des retours de public qui disent que c’est incroyable, parce que le spectacle nous donne envie de retourner dans la lecture.
CM : Pessoa est souvent considéré comme un être seul, incompris, timide, assez réservé. Dans cette pièce, Pessoa se délivre à nous par l’ivresse notamment. Est-ce que ce ne serait pas un moyen qu’il accède à la normalité en sortant de sa différence, de sa solitude ?
JPS : Nous n’avons pas essayé de représenter Pessoa en tant que lui-même : nous avons surtout essayé de représenter ce qui se passait à l’intérieur de lui. On sait qu’il aimait bien boire mais, contrairement à ce qu’on a dit, il n’était pas forcément alcoolique. Je pense que cet homme était le contraire de tout ce qu’il dégageait extérieurement et socialement. Dans cette pièce, nous sommes dans ses rêves, ses pensées, les choses sont plus débridées. A mon sens, pour écrire ce qu’il a écrit, avec le talent, la pensée, la profondeur et l’originalité qu’il avait, il faut aussi avoir, quelque part, un culot immense. Pessoa, c’est aussi ce paradoxe : une faiblesse d’apparence, mais en même temps une grande force, une grande confiance dans son travail.
La question des hétéronymes est également passionnante. Ils avaient chacun leur personnalité. Pour certains d’entre eux, il avait même fait leur thème astral. C’étaient vraiment des êtres poétiques à qui il avait donné une réelle existence. Je pense que pour avoir tout ce monde-là à l’intérieur de lui, il avait besoin de préserver ça. On sait certainement aussi pour ça qu’il allait travailler dans son petit bureau. Il calculait le nombre d’heures qu’il devait travailler par semaine pour pouvoir subvenir à ses besoins et continuer à poursuivre son œuvre. Forcément, pour les gens de l’époque, il devait paraître comme un personnage un peu particulier. En réalité, je pense que c’est quelqu’un qui était sûr de ce qu’il était en train de faire et que c’est pour cela qu’il n’avait pas forcément besoin de se diluer à l’extérieur.
Finalement, jusqu’où c’était de la timidité ou une volonté de rester concentré sur son travail, nous ne le saurons jamais.
CM : L’intranquillité, le titre de la pièce, représenterait le sentiment qui nous traverse durant les jours de doute, d’incertitude ?
JPS : Oui, il y avait une autre version du nom de Le livre de l’inquiétude. Les spécialistes ont dit que « intranquillité » est un mot qui n’existe pas en français, tandis que desassossego est un mot très courant dans la langue portugaise. Malgré tout, lorsqu’on en parle, les gens sont attachés à l’intranquillité. Même si c’est un néologisme, c’est l’inquiétude, il y a l’idée de quelque chose qu’on subit vraiment fortement. Il y a quelque chose qui est presque normal dans la condition humaine. On a presque besoin quelque part de cette intranquillité pour continuer d’avancer. Si l’on est intranquille, cela signifie qu’il y a quelque chose à comprendre, quelque chose à régler, à rechercher. A l’inverse, l’inquiétude nous submerge. Nous pouvons vivre et continuer à avancer avec l’intranquillité.
Comment vivre avec l’intranquillité et, en même temps, voir toutes les merveilles du monde ? Avec tout ce que l’on nous raconte en ce moment, nous avons l’impression d’aller vers une tragédie. Pessoa nous dit que l’important est ce qu’il y a à l’intérieur de nous. Même si tout s’écroule autour, nous pouvons garder la force d’avoir la capacité de s’émerveiller devant une fleur, devant un paysage, devant une odeur, devant tout ce qui fait la vie.
CM : A ce titre, l’une des phrases les plus connues de Pessoa, est « j’ai en moi tous les rêves du monde ». Merci Jean-Paul Sermadiras pour ce moment !
Pour plus d’informations et pour ne pas rater les prochaines représentations, nous vous invitons à consulter le site de la Compagnie du passage.
Interview réalisée par Jenny Carneiro.
Transcription par Julie Carvalho,