Entrevista da Isabela Figueiredo
25 novembre 2024Artiste engagée tant dans sa démarche que dans ses œuvres finales, Mélanie Alves nous a ouvert les portes de son atelier à Lisbonne le temps d’une discussion passionnante et passionnée pour revenir sur ses projets passés, mais aussi et surtout sur l’exposition à venir « Marias de Abril : l’œillet au féminin » à la Maison du Portugal – André de Gouveia. Véritable artiste cosmopolite, elle s’est s’établie de part ses études et sa vie personnelle dans différents pays qui ont d’une manière ou d’une autre influencé son processus créatif et l’ont amené ainsi à devenir « l’Artivist » (artiste + activiste) qu’elle est aujourd’hui.
Le meilleur exemple de cette adaptation de son travail à ses émotions est peut-être ses débuts au États-Unis. C’est parce qu’elle s’est sentie déstabilisée face aux réalités de San Francisco quand elle habitait là-bas que son art social s’est développé : « Nos Estados Unidos houve um grande choque (…) há regras para tudo, era para mim uma cultura muito estranha » (« Aux États-Unis j’ai ressenti un grand choc (…) il y a des règles pour tout, et pour moi c’est une culture vraiment particulière »). Les œuvres de cette époque se veulent notamment très critiques envers la monté du racisme, de la xénophobie ou encore de l’homophobie dans les États-Unis chamboulés par la première élection de Donald Trump. « Hunting Season » est une exposition solo qui souligne ce décalage qu’elle a pu ressentir avec les réalités américaines, et plus particulièrement le thème des armes en reprenant le concept des têtes d’animaux empaillés et exhibées comme trophée, mais qu’elle a reproduite avec des jouets pour enfants imitant des armes. Ces œuvres sont frappantes par le message limpide qu’elles véhiculent en laissant apparaitre le propre malaise que l’artiste a pu ressentir et qui l’a motivé à attaquer ce sujet : « é macabre e não consigo perceber a necessidade » (« c’est macabre et je n’arrive pas à comprendre la nécessité »).
Cependant si, cette exposition a pu lui laisser aborder des thèmes qui lui tiennent à coeur c’est véritablement le projet « Women, Omen » qui marque un tournant de son processus créatif. En effet, c’est avec ce projet qu’elle va passer à une approche encore plus sociale de son art en se basant sur des interviews qui inspireront par la suite chacune de ses œuvres pour un même projet. Cette manière de procéder part du principe que nous avons finalement tous une histoire à raconter, des histoires réelles qui nous permettent de nous rassembler : malgré nos différences nous nous ressemblons plus que ce que l’on croit, notamment par notre volonté d’appartenance à une communauté. Avec ce basculement, les œuvres de Mélanie Alves deviennent non seulement un reflet d’une vie, d’un témoignage bien précis, mais plus que ça, ils deviennent un miroir auquel le spectateur est confronté, un miroir auquel il ne peut échapper, se devant alors de confronter ses propres démons, une sorte de catharsis qui rend chaque exposition une expérience profonde : « Quando das do teu tempo a alguém, crias um vinculo com esta pessoa, a historia que fica para sempre, torna-se um eco na tua própria vida » (« Quand tu donnes de ton temps à quelqu’un, tu créés un lien avec cette personne, et cette histoire qui t’accompagne pour toujours, devient un échos dans ta propre vie »). La beauté de cet art social décliné par Mélanie Alves c’est qu’il rapproche indépendamment de nos différences pour se concentrer davantage sur ce que nous partageons.
Parmi ces choses que nous partageons tous, nous retrouvons la peur de perdre un être cher ou tout autre tragédie, en ce sens que les malheurs ne discriminent pas et peuvent atteindre quiconque. Vient avec le Covid et le décès de sa grand-mère une nouvelle idée pour Mélanie Alves qui face à cette perte décide de prêter hommage non seulement à sa grand-mère, mais aussi de travailler donc sur cette douleur partagée entre tous. Le projet « Vozes da Avó » nait ainsi pour d’une part continuer d’honorer la mémoire de sa grand-mère, mais aussi et surtout pour continuer de rendre hommage aux vivants au travers de rencontres puis d’œuvres qui donneront vie à ses histoires. Ce projet est d’autant plus important pour l’artiste, qu’elle souligne que dans le cas des grands-parents on a toujours l’impression que ces derniers ont toujours été vieux, mais ils ont bel et bien eu une vie avant et il est nécessaire d’en parler pour abattre tout tabou ou encore les traumatismes intergénérationnels.
Si le projet prend une part encore plus social en se focalisant sur les communautés défavorisées, c’est cependant un sujet universel qui a donné naissance à des œuvres poignantes qui nous mettent face à un sentiment qui n’est autre que la culpabilité. En effet observer ces créations et découvrir les histoires qui se cachent derrière c’est aussi se rendre compte qu’on n’a peut-être pas assez fait de son côté pour créer des souvenirs avec ses proches et ainsi entretenir la mémoire de ces derniers… Mais au-delà de la culpabilité, il faut en tirer une morale qui est que finalement le plus important n’est pas de ressasser ce qu’on n’a pas fait mais de se concentrer sur ce qu’on peut encore faire en gardant à l’esprit donc que le temps est précieux et qu’il faut valoriser ce qui est vraiment prioritaire. La mémoire fait partie de ces priorités et on ne doit pas gaspiller les opportunités qui se présentent à nous.
Après ses œuvres autour de la figure de la grand-mère, Mélanie Alves se lance un nouveau défi en venant à son tour travailler sur le cinquantenaire du 25 avril. Partant du principe que nous ne connaissons finalement que peu de choses sur la révolution des œillets, Mélanie Alves vient à nouveau bouleverser les choses avec son regard neuf et introspectif sur cet évènement marquant de l’histoire contemporaine portugaise : « Acho que adormecemos (…) formatamos o 25 de Abril para contar certos eventos, certas pessoas (…) acaba por ser uma coisa distanciada » (« Je pense que nous nous sommes endormis (…) nous avons formaté le 25 avril pour ne raconter que certains évènements, que l’histoire de certaines personnes (…) ça finit par être quelque chose de lointain »). Dans le cadre du cinquantenaire de la Révolution des Œillets, la Maison du Portugal – André de Gouveia accueillera donc l’exposition « Marias de Abril : l’œillet au féminin ». Un point sur lequel l’artiste insiste particulièrement c’est la place à laquelle était relayée la femme sous le régime fasciste de Salazar, ne pouvant même pas faire des choses simples comme voyager ou avoir un travail sans l’aval du chef de famille. Se dire que ces interdictions existaient il y a peine 50 ans dans notre pays semble une idée irréel et pourtant c’est bel et bien notre Histoire et malgré cette proximité temporelle on en sait finalement très peu sur la vie à cette époque. Si les artistes et de nombreux intellectuels ont joué un rôle déterminant dans la lutte contre le fascisme, à l’exemple notamment de Natália Correia et de son œuvre censurée « Antologia de Poesia Portuguesa Erótica e Satírica » (« Anthologie de poésie portugaise érotique et satirique »), Mélanie Alves continue cette tradition en bousculant les choses avec son art.
Avec cette volonté d’aller en profondeur et de creuser pour en apprendre plus sur la vie de personnes qui ont connu ce régime et cette révolution, l’artiste a de nouveau cherché des témoignages. Ne se contentant pas des sources plus conventionnelles pour ses recherches sur l’époque concernée, elle a au travers de ce nouveau projet été vers des personnes ordinaires pour valoriser et dignifier leur expérience : « A pessoa que conhecemos melhor é o Salazar, devemos estar a fazer alguma coisa errada » (« La personne que nous connaissons le mieux est Salazar, on doit être en train de faire fausse route »). Le résultat ce sont donc des témoignages et œuvres poignants, qui se focalisent notamment sur les tourments endurés par les femmes afin de rendre hommage à toutes celles qui, plus ou moins publiquement, ont vécu et résisté contre la dictature au Portugal. Dans ce travail de recherches préalable aux interviews, Mélanie Alves s’est aussi plongée dans des œuvres diverses pour étendre ses propres horizons et connaissances en lisant notamment : « As Mulheres do meu País » de Maria Lamas, « Novas cartas portuguesas » de Maria Isabel Barreno, Maria Teresa Horta et Maria Velho da Costa, les poésies diverses de Mariana Angélica de Andrade ou encore « A Noite Mais Longa de Todas as Noites » de Helena Pato. Mettant l’accent sur la Femme dans son travail de manière générale, Mélanie Alves souhaite la rendre digne, la dépeindre sans tabou, en racontant des histoires brutes par leur authenticité : « Mas porquê sempre Mulheres ? Falo porque é importante ; continua a desigualdade, continua a opressão, continua a fantasia da violência (…) isto é o meu calling, a minha paixão » (« Pourquoi toujours les Femmes ? J’en parle parce que c’est important ; l’inégalité continue, l’oppression se poursuit, le fantasme de la violence se perpetue (…) c’est mon calling et ma passion »).
Si pour Mélanie Alves cette première phase d’entretien dans son processus créatif la marque profondément puisque c’est cette discussion qui l’inspire ensuite, la puissance de ces témoignages ne se perd pas pour le spectateur : avec un art tourné vers la communauté et la société, ces histoires deviennent les siennes et les nôtres, elles nous transforment, et nous enrichissent. Et si chaque interview a la même base avec des questions identiques, le résultat n’est jamais le même. Avec des expositions pensées comme interactives, un cycle au coeur duquel le spectateur est amené à faire partie de l’œuvre et de l’exposition, ce dernier n’est plus seulement un être passif, mais bien acteur : « Perde-se a noção de quem é o artista, quem é a musa, e até quem é o espectador » (« On perd la notion de qui est l’artiste, qui est la muse et même qui est le spectateur »). Si les naturalistes portugais sont connus pour représenter la population portugaise telle quelle, Mélanie Alves reprend en quelque sorte cette tradition en continuant de raconter des histoires avec le coeur comme le faisait par exemple le peintre José Malhoa (« O Fado », « Os Bêbados », « As Promessas »…).
Ce travail de mémoire a pour but d‘honorer des histoires bien trop souvent dénigrées, rabaissées, voir même tout simplement passées sous silence. Dans un monde où les relations sont pensées comme un business ou encore du networking, Mélanie Alves nous pousse à retrouver l’humain qui sommeille en nous et les émotions qui importent. Ce procédé artistique basé sur un regard empathique, accorde une douceur et tendresse particulière au travail de cette artiste qui lutte par ailleurs pour rendre accessible au plus grand nombre cet art social : « A arte tem de parar de ser vista como um passatempo ou elite, em tempos difíceis ela ajuda, é um meto para comunicar e pensar » (« L’art doit cessé d’être vu comme un passetemps ou quelque chose d’élitiste, dans des temps difficiles il aide, c’est une méthode de communication et de réflexion »).
Interrogée sur ces sources d’inspiration, Mélanie Alves insiste sur le fait qu’elle ne se limite pas à un genre : « O que me inspira mais são muito poucos pintores, é um bocadinho de tudo e sempre me senti julgada, como se precisava de ter inspirações unicamente de Belas Artes » (« Ce qui m’inspire le plus ce sont finalement très peu de peintres, c’est un peu de tout et je me suis toujours sentie jugée, comme si j’avais besoin d‘avoir que des inspirations des Beaux Arts »). C’est donc un ensemble très hétéroclite et non exhaustif qu’elle cite, en passant par Christian Boltanski (un professeur qui l’a énormément marqué), Francis Bacon, Monet quand il est question d’impressionnisme, le tableau « Ophélia » de John Everette Millais un préraphaélite, Louise Bourgeois, Bill Viola, Matthew Barney, Bansky dans le monde du street art, Marlene Dumas ou encore El Anasui.
Au-delà du procédé, Mélanie Alves se démarque des autres artistes par les formes diverses que prennent ses œuvres mais aussi par l’intégration de l’upcycling dans chaque réalisation : « Adoro pintar, jamais irei deixar de pintar, mas tento lutar contra o lado dimensional da pintura » (« J’adore peintre, jamais je ne pourrais arrêter, mais je tente de lutter contre la bidimensionnalité de la peinture »). On obtient ainsi des œuvres inventives avec des mélanges de techniques et matériaux, matériaux qui sont donc récupérés et utilisés selon une idée particulière. Ainsi dans le cas du projet « Vozes da Avó », chaque personne interviewée a donné quelque chose pour être intégré dans la pièce finale. On retrouve par exemple des éléments faits au crochet par l’une des grands-mères utilisés ensuite pour fabriquer les lèvres de l’une des sculptures géantes. Au delà de l’aspect écologique, cette manière de faire permet à chaque œuvre d’avoir un impact encore plus visuel et touchant sur le spectateur : « Por mais que os objetos usados não tenham vida, acabam por ter uma enquanto guardião da memória » (« Même si les objets usés n’ont pas de vie en soit, ils finissent par en avoir une en tant que gardien de cette mémoire »). A cette sorte de capsule du temps s’ajoute aussi le concept des mémoires et énergies qui émanent d’un objet et de l’influence que cette énergie peut avoir sur le regard extérieur. Le processus créatif est intense et réfléchi, se caractérisant par très peu de spontanéité, mais une volonté omniprésente de valoriser tant les histoires que les matériaux.
Infos Utiles :
- Vernissage le mercredi 4 décembre 2024 à 19h30
- Exposition du 4 décembre 2024 au 9 février 2025
Lundi au vendredi de 9h à 17h
Samedi de 13h à 19h
Dimanche de 11h à 19h
Sous réserve de modifications - Gratuit : Entrée libre, Dans la limite des places disponibles
- https://www.citescope.fr/evenement/marias-de-abril-loeillet-au-feminin/
- http://www.melaniealves.com/
Lurdes Abreu