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11 décembre 2024Le 20 septembre 2024, les éditions Dargaud ont publié un nouvel ouvrage en lien avec le Portugal : L’intranquille monsieur Pessoa, par Nicolas Barral. C’est la deuxième BD sur ce pays du scénariste-dessinateur, puisqu’il avait publié en 2021 Sur un air de Fado, chez Dargaud également. Cap Magellan a voulu en savoir plus et Nicolas Barral nous a offert une interview exclusive.
Cap Magellan : Bonjour Nicolas, j’espère que vous allez bien. Le 20 septembre dernier a été publiée la bande dessinée L’intranquille monsieur Pessoa chez Dargaud. Pourquoi avoir voulu écrire sur ce poète portugais ?
Nicolas Barral : Lorsque j’ai rencontré ma femme, Portugaise d’origine, elle faisait des études de lettres, plus précisément de français et portugais. Évidemment, il y avait sur sa table de travail un certain nombre de livres, dont un sur Pessoa, signé Antonio Tabucchi, Une malle pleine de gens. Sans que je sache trop dire pourquoi, ce livre m’a profondément marqué à l’époque, et j’ai commencé à compiler de la documentation sur Pessoa. C’est ainsi qu’un jour, à Lisbonne, je suis tombé sur un ouvrage qui s’intitulait Pessoa, image d’une vie. Un phénomène étrange s’est alors produit : quand j’ai croisé le regard de Pessoa sur la photo en couverture, je m’y suis reconnu.
CM : Qu’avez-vous reconnu exactement ?
NB : J’ai reconnu le regard que j’ai parfois moi-même sur les photos, c’est-à-dire le regard de quelqu’un qui est présent tout en étant absent. Est-ce le regard de l’intranquillité ? Et comment la définir ? Il y a eu également un coup de foudre physique pour le personnage : son chapeau, ses lunettes rondes, sa moustache me renvoyaient au cinéma muet de mon enfance et les doigts du dessinateur se sont mis à le démanger. Évidemment, j’ai lu ses œuvres, ce qu’il a écrit en son nom propre, puis les poèmes des hétéronymes. En avançant dans mon enquête, une trame s’est dessinée, avec l’idée de mettre en scène un enquêteur, en l’occurrence un jeune pigiste, que son journal, le Diario de Lisboa, charge de rédiger la nécrologie de Pessoa. Je montrerais un journaliste recueillir un certain nombre de témoignages sur Pessoa, fournissant au lecteur, au fur et à mesure, tout un tas d’informations sur le personnage et offrant de lui, à l’arrivée, une vision relativement objective. D’un autre côté, je montrerais Pessoa vivant ses derniers jours, aux prises avec ses démons, c’est-à-dire la boisson, la maladie mais aussi le passé, l’enfance, les cicatrices qu’elles ont laissées sur lui et qui peut-être peuvent expliquer l’homme qu’il est devenu, cet écrivain hypersensible et tourmenté que l’on connaît.
CM : Pourquoi avoir dessiné les hétéronymes comme des personnes à part entière que seul Pessoa voit ?
NB : Plutôt que de montrer les hétéronymes comme des déclinaisons de Pessoa, à la manière des séries de Wahrol, comme on les voit le plus souvent représentés, j’ai préféré me baser sur les notes laissées par Pessoa où il décrit très précisément le physique d’Alberto Caeiro, Alvaro de Campos et Ricardo Reis. Bernardo Soares étant identifié comme un semi-hétéronyme, j’ai pris la liberté de rapprocher son physique de celui de Pessoa. Le poète s’est d’abord cru atteint d’une forme de schizophrénie mais le psychiatre qu’il est allé consulter de son propre chef a exclu cette hypothèse. Alors, de quoi l’hétéronymie est-elle le nom ? On peut y voir bien sûr le prolongement des amis imaginaires auxquels Pessoa, enfant solitaire, a très tôt éprouvé le besoin de donner vie. Cette idée du dépassement de soi a été théorisée par Alvaro de Campos dans son Ode triomphale. A la manière d’un dramaturge, Pessoa usait du masque pour épouser tous les points de vue. Ce petit théâtre littéraire qu’il animait et dont il endossait tous les rôles était du pain béni pour le dessinateur.
CM : Vous avez dû faire de nombreuses recherches pour cet album. Finalement, ne seriez-vous pas un peu Simao Cerdeira, le pigiste que nous suivons en tant que lecteur ?
NB : Oui, c’est ça. C’est exactement mon double. Il ne serait pas tout à fait vrai de dire que j’ai avancé au même rythme que mon personnage car j’avais quand même un ou plusieurs coups d’avance sur lui. Mais c’est en me voyant progresser pas à pas, réunir les documents, tirer des conclusions, rassembler les pièces du puzzle, que la structure du livre m’est venue. Le fond précède toujours la forme. Elle n’est d’ailleurs pas sans évoquer celle de Citizen Kane, le film d’Orson Welles. Réunir avec minutie tous les éléments dont j’allais avoir besoin pour illustrer mon propos s’est avéré passionnant. Lisbonne est également un personnage central de l’histoire, la Lisbonne des années 30. Ces recherches de reconstitution minutieuse m’ont fait retrouver trace du barbier de Pessoa dont j’ai pu vérifier après coup l’existence en visitant le musée Pessoa.
CM : Vous avez commencé en tant que dessinateur, cela fait peu de temps que vous scénarisez et vous avez étudié au Beaux-Arts d’Angoulême. Peut-on dire que vous vous destinez à la bande dessinée ?
NB : Je dessinais beaucoup quand j’étais petit. Vers 9-10 ans, j’ai écrit et dessiné ma première histoire dont j’ai relié très amoureusement les pages avec du fil de laine. Cela a été ma première expérience d’autoédition. Après le Bac je ne savais pas ce que je voulais faire. Je me suis d’abord inscrit en fac d’art plastique, puis je me suis souvenu que j’aimais bien la bande dessinée. J’ai préparé et réussi le concours d’entrée aux Beaux-arts d’Angoulême. J’y ai connu Christophe Gibelin avec lequel, bien des années après, j’ai réalisé Les Ailes de Plomb. Puis tout s’est enchaîné : Baker Street et Philip et Francis avec Pierre Veys, Dieu n’a pas réponse à tout avec Tonino Benacquista puis Mon Pépé est un fantôme que j’ai scénarisé pour Olivier TaDuc. Mais le Graal a toujours été pour moi de tout faire : scénario, dessin, couleurs.
CM : En 2021, vous avez publié chez Dargaud Sur un air de Fado, votre premier ouvrage en solo. Pourquoi avoir choisi le Portugal comme thème ?
NB : Mes enfants ayant une double culture, je me sens à mon tour un peu dépositaire de l’histoire du Portugal. Sur un air de Fado raconte le quotidien d’un individu qui essaie de passer entre les gouttes de la dictature de Salazar. Est-il si facile de s’engager ? Comment se mue-t-on un héros ? Et si on ne l’est pas, est-on forcément un salaud ? Je me suis posé cette question à voix haute et à hauteur d’homme. La fiction vient alors compléter ce que les livres d’histoire nous rapportent de cette époque troublée.
CM : Dargaud est l’éditeur qui vous suit dans cette aventure, vous travaillez avec eux depuis 2005. Qu’est-ce qui vous plaît tant dans cette maison d’édition ?
NB : Chaque année, Dargaud fait paraître un nombre raisonnable de livres, ce qui lui permet d’accompagner avec soin chacun de ses auteurs. Je travaille en confiance avec mon éditeur François Le Bescond ainsi qu’avec toutes celles et ceux qui interviennent à chaque étape de fabrication et de commercialisation du livre. Aller chez Dargaud est toujours un plaisir. Tant que durera ce plaisir, je n’ai pas de raison d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte.
CM : Pour finir, quelle est la suite ? Êtes-vous sur l’écriture d’un nouvel album ?
NB : Oui, j’ai commencé à plancher sur la suite de Sur un air de fado. Je suis en train de me réalimenter en lectures pour ce livre qui abordera la révolution des œillets mais traitera surtout de la question de l’exil. Toujours dans l’idée d’inscrire la petite histoire dans la grande. En attendant que le scénario soit prêt, je vais redevenir dessinateur le temps d’un album qui sera scénarisé par Nicolas Junker.
CM : Nous avons hâte ! Merci beaucoup Nicolas.
Nous vous invitons à vous procurer L’intranquille monsieur Pessoa dans toutes les bonnes librairies ou sur le site des éditions Dargaud.
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Interview réalisée par Julie Carvalho,