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28 février 2024Le 6 octobre 2023, l’auteur de bandes dessinées Mathieu Sapin publie son premier ouvrage en lien avec le Portugal : Edgar. Celui-ci est une enquête sur son beau-père, qui donne son nom au livre. C’est un gros succès, notamment au sein de la communauté lusophone. Mathieu Sapin nous a offert une interview exclusive.
Cap Magellan : Je suis très contente d’enfin te rencontrer ! Nous sommes quatre mois après la sortie d’Edgar, ta dernière BD, est-ce que les retours sont satisfaisants ?
Mathieu Sapin : Oui, les retours sont très chouettes ! Il y a différents types de retour : tout d’abord celui du principal intéressé, Edgar, qui est le père de ma femme. Il est portugais et vit dans un petit village sur la côte pas très loin de Lisbonne. Il m’a proposé, il y a 4 ans, de créer une BD sur lui. Au début, cela m’a paru étrange, mais en y réfléchissant, je me suis dit que c’était une bonne idée, parce que Edgar a eu une vie atypique et qu’il a été très impliqué dans la révolution des Oeillets en 1974. C’était également une bonne idée par rapport à ce qui précédait, c’est-à-dire le régime de Salazar. Il est entré tout jeune homme dans la Résistance, dans des cellules révolutionnaires. J’ai toujours été intéressé par ces récits. C’était aussi un prétexte pour faire une BD ayant pour cadre le Portugal. Il a été très content du résultat ! Il a tiqué deux ou trois fois, mais tant mieux ! Ce n’était pas le but de faire une BD hagiographique. C’est tout de même un personnage avec des parts d’ombre. Mais il était très content. Son entourage également : il a pu offrir la BD à ses voisins dans son village et ils ont beaucoup apprécié.
Cap Magellan : Ce sont uniquement des lusophones et des Portugais qui ont lu la BD ?
Mathieu Sapin : Il y a différentes façons d’arriver à l’ouvrage. Il y a bien sûr le Portugal, la politique, des personnes qui ont lu mes anciennes BD, qui les ont appréciés, qui n’avaient pas de lien particulier avec le thème mais qui se sont dit « je vais le lire ». J’ai eu de nombreux retours de personnes découvrant la révolution des Oeillets ou le Portugal avec ce livre et qui s’y sont intéressés par la suite, en découvrant un sujet qui n’est pas forcément très connu en France.
Cap Magellan : Dans cette BD, tu racontes la vie de ton beau-père, que tu as suivi avec un dictaphone. Est-ce que la date de sortie de la BD, peu de temps avant le 50e anniversaire de la révolution était voulue ? Et est-ce que tu connaissais l’histoire du Portugal contemporain avant qu’Edgar ne te le raconte ?
Mathieu Sapin : Je connaissais un petit peu, mais je n’avais pas lu spécialement sur le sujet, je connaissais quelques bribes. Je me suis donc renseigné, j’ai lu des ouvrages, j’ai discuté avec des spécialistes, notamment Yves Léonard qui a une bonne place dans l’album, car j’ai eu l’occasion de le rencontrer à Lisbonne. Pour le cinquantenaire, je n’y avais pas pensé, mais ça tombait très bien ! D’ailleurs, l’album va sortir au Portugal en avril.
Cap Magellan : Est-ce que derrière l’ouvrage, il y avait le but de faire découvrir le Portugal, et cette période particulièrement, en France ?
Mathieu Sapin : Ce n’était pas le but premier, mais c’était l’occasion de faire connaître un pays proche. J’aime beaucoup l’histoire et cette BD permet de raconter l’histoire du Portugal, qui fait partie de l’histoire de la France, parce qu’il y a eu beaucoup d’échanges entre nos deux pays. Dans l’album, je parle également des conquêtes napoléoniennes et de la façon dont le Portugal y a résisté grâce à l’appui anglais. J’adore faire des sauts dans le temps et montrer comment les choses sont proches, que ce soit d’un point de vue temporel ou géographique.
Cap Magellan : Edgar a bien aimé, mais qu’en est-il de ta femme ?
Mathieu Sapin : Elle avait beaucoup d’appréhension parce que Edgar est quand même particulier. Elle a trouvé le portrait très fidèle et très juste. Je ne suis pas dans une démarche à charge, mais il ne faut pas non plus gommer les défauts. Je me mets en scène dans l’ouvrage, donc il s’agit bien de ma perception des choses. Il faudrait lui poser la question !
Cap Magellan : Ce n’est pas la première fois que tu fais un portrait, mais il s’agissait de personnalités publiques avant Edgar. Est-ce que tu te mets toujours en scène dans les dessins ou c’est la première fois ?
Mathieu Sapin : C’est une méthode que j’ai développée il y a plus de 10 ans, où, pour raconter des faits, je me mets en scène pour permettre d’instaurer un dialogue. On découvre alors l’histoire avec mon personnage, dans une position très candide. C’est très pratique pour moi, il y aussi un côté amusant à cela, maintenant des gens me reconnaissent grâce aux dessins. Ce qui me plaisait avec Edgar était de parler avec une personnalité inconnue, qui n’était pas publique. Je l’ai fait avec des personnes très connues, très médiatiques, sur lesquelles il y a des idées préconçues, qu’elles soient positives ou négatives. Alors que Edgar me permettait de savoir si je pouvais intéresser le public avec quelqu’un dont personne n’avait entendu parler, tout en gardant la dimension d’une personnalité ayant joué un rôle et que l’on découvre à travers ça. Edgar étant très particulier, je me suis parfois demandé s’il me racontait des histoires, s’il ne cherchait pas à me manipuler ou si c’était vrai. J’ai décidé de tout le temps lui laisser le dernier mot, tout en distillant des informations que j’ai trouvées de mon côté, tout en permettant au lecteur de décider. Par exemple, le film que j’ai retrouvé où l’on voit Edgar faire ses premiers pas en France en tant que jeune immigré portugais ! Lorsqu’il raconte qu’il avait joué dans un film en France, on peut se dire qu’il raconte n’importe quoi, mais c’est bien vrai ! Il y a plein de moments où le réel vient confirmer des propos qui peuvent paraître fantaisistes.
Cap Magellan : Justement j’allais te demander si tout ce que raconte Edgar est vrai ? Comment peut-on savoir ?
Mathieu Sapin : Il y a beaucoup de choses que je ne peux pas prouver, notamment son ascendance avec Wellington sur lequel il insiste beaucoup ! Mais l’histoire est tellement drôle et originale que j’ai envie d’y croire, même si on ne peut pas le prouver ! On préfère souvent enregistrer la légende que la réalité parce que la légende est plus belle ! Par exemple, lorsqu’il raconte son évasion d’une caserne à Lagos en tant que militaire avant d’aller en France et qu’il passe sous un filet en abandonnant ses bottes… Je pense que le plus fou est que j’ai fait des recherches, je n’en parle pas dans la BD, mais dans les archives de la PIDE, il y a des procès verbaux indiquant que l’on a trouvé les bottes d’un dénommé Edgar sous un filet à Lagos ! Dans ce cas, tout est vrai, alors que, lorsqu’il le raconte, cela semble fantaisiste ! Il était content de pouvoir parler, parce que dans son entourage, les gens ne s’y intéressaient pas. Les Portugais ont un rapport au passé très distant. Il y a, au Portugal, un pays au passé très riche, mais qui a envie d’être à la pointe et qui se tourne vers l’avenir, une forte nostalgie d’un passé glorieux où tout allait mieux. Il y a ce grand écart en permanence. Je voulais parler de ça aussi, de comment passé et avenir se concilient. Lisbonne permet de voir ça, certains quartiers sont hyper High Tech, tandis que d’autres sont restés bloqués dans les années 1950.
Cap Magellan : Cela permet également de mettre en avant l’histoire de ton beau-père, parce que si tu ne le fais pas, qui le fera ?
Mathieu Sapin : C’est certain qu’il y a une envie au Portugal de gommer les moments difficiles du passé. L’histoire d’Edgar est aussi profondément politique. Ça me fait sourire lorsque j’entends des gens dire qu’ils sont de grands révolutionnaires. C’est très joli à dire, mais c’est autre chose de risquer sa vie, de faire des choses qui ont de vraies conséquences à un âge très jeune. Edgar a 17 ans lorsqu’il entre dans les cellules révolutionnaires, ça a une autre signification que simplement se déclarer révolutionnaire.
Cap Magellan : Avant Edgar, tu as suivi d’autres personnalités publiques françaises. Quelle a été l’expérience la plus marquante lors de tes entretiens avec eux ?
Mathieu Sapin : Au bout d’un moment, on ne fait même plus attention ! Le plus difficile est de commencer dans ce registre, à partir du moment où l’on est rentré, c’est plus facile. Je pense à la politique, et notamment lors de la campagne de François Hollande en 2012. J’ai un souvenir très net du moment de l’élection du 6 mai 2012 où on lui annonce qu’il est Président. Ça m’a marqué, parce qu’il y a un côté historique à l’événement : j’ai vécu l’Histoire en train de se faire. J’adore les deux positions, que ce soit de raconter l’histoire en train de se dérouler, ou l’histoire passée. J’aime imaginer la manière dont ont été vécus les événements il y a des siècles. J’ai eu la chance de vivre des faits marquants. J’ai passé pas mal de temps à l’Elysée pour ma BD sur le palais présidentiel et j’y étais au moment des attentats. On se sent totalement au cœur de l’actualité.
Cap Magellan : Ce sont des exercices différents, entre raconter l’histoire d’un anonyme et vivre l’histoire aux côtés de personnalités publiques.
Mathieu Sapin : Clairement, mais je m’y retrouve dans les deux. Edgar a une intensité et une originalité qui m’a fait pensé à Depardieu lorsque je le suivais dans des endroits improbables. C’est quelqu’un qui est à 100% dans ce qu’il fait. Il est resté très fidèle à ses engagements de jeunesse. Ce n’est pas quelqu’un qui va expliquer qu’il était révolutionnaire à 20 ans et qui aujourd’hui roule en Mercedes. Il est toujours comme lorsqu’il avait 20 ans, il est totalement sincère. Alors parfois je ne suis pas d’accord avec ses idées, il dit parfois des trucs un peu radicaux ! Mais il s’agit d’une personne très investie et cela fait de bons personnages.
Cap Magellan : Est-ce que tu es tombé amoureux du Portugal ?
Mathieu Sapin : Oui ! Cela fait longtemps que je suis tombé amoureux du Portugal et que je cherchais un moyen de mettre le Portugal dans une bande dessinée. J’ai d’abord songé à une fiction,
à écrire une histoire qui se passerait à Lisbonne, qui s’appelait Enquêtes Lisboètes. J’ai écrit pas mal de pages, mais je ne sais pas, quelque chose ne marchait pas. Je l’évoque au début d’Edgar. C’est lorsque Edgar me propose de faire une BD sur lui que je me dis avoir trouvé le moyen d’en parler. Le plus drôle est qu’il ne lit pas mes BDs, je ne sais pas ce qu’il lui est passé par la tête ! Je pense sincèrement qu’il voulait transmettre son histoire, et que la BD est un format qui s’y prêtait très bien.
Cap Magellan : Ce format permet également de toucher les plus jeunes ?
Mathieu Sapin : Sur cette BD, c’est très probable. Mes BDs pour adultes finissent souvent dans les mains des plus jeunes ! Je vais bientôt commencer une tournée des collèges pour présenter mon métier et Edgar !
Cap Magellan : Et la suite ? Quels sont tes projets ?
Mathieu Sapin : J’ai déjà commencé une nouvelle BD d’enquête, beaucoup plus proche géographiquement, mais en faisant le grand écart historiquement. C’est une BD sur le chantier de Notre-Dame-de-Paris où je fais des aller-retours dans le temps entre le chantier actuel et l’édification de Notre-Dame. C’est passionnant, et ce qui m’intéresse est de raconter une histoire commune dont la star sera Notre-Dame. Je pense que cela va beaucoup déplaire à Edgar qui est très agnostique !
Cap Magellan : Ma dernière question est ma question signature : est-ce que tu aurais un message pour les jeunes lusodescendants ?
Mathieu Sapin : Bien sûr ! restez fier de votre culture et de votre ascendance. J’ai la chance à la maison d’avoir une femme qui parle uniquement portugais à nos filles et aujourd’hui elles sont bilingues. Je pense que c’est un atout d’être bilingue. C’est une richesse formidable !
Cap Magellan : Merci Mathieu ! J’ai hâte de lire ta prochaine BD.
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Interview réalisée par Julie Carvalho,
de Os Cadernos da Julie.
Transcription par Pierre Censier.