Olymp’Arts
26 décembre 2024Du 11 au 13 décembre dernier, la pièce Trop d’amour, par la compagnie écraser des mouches, la metteuse en scène Esther Moreira et avec l’actrice Inês do Nascimento et Léo Perlot-Lhuillier, était jouée au Nouveau Théâtre de l’Atalante. C’est un seul sur scène bilingue qui laisse la parole à une grand-mère portugaise. Cap Magellan a pu assister à la pièce et a souhaité en savoir plus. Nous avons obtenu une interview exclusive avec la metteuse en scène et la comédienne, toutes les deux lusodescendantes.
Cap Magellan : Bonsoir Esther et Inês, j’espère que vous allez bien ! Ce soir c’était votre première parisienne au Nouveau théâtre de l’Atalante. Est-ce que tu t’attendais à ce que ce soit plein ?
Esther Moreira : Franchement, je ne suis pas surprise parce que nous n’avons que trois dates et que c’est un lieu qui fonctionne très bien. En plus, il y a déjà des gens qui suivent un petit peu notre travail. Je suis très contente, mais cela ne m’étonne pas.
CM : Le public était hyper réactif, avec notamment beaucoup de rires. C’est l’un des objectifs de la pièce ?
EM : Oui, je pense. J’ai vraiment essayé de travailler à ce que ce soit une pièce complexe, qu’on a du mal à résumer comme ça, avec beaucoup de couleurs. Cela passe par le fait qu’il y ait des moments dramatiques et aussi des moments drôles, que ce soit un peu les montagnes russes, comme dans la vie.
CM : On suit une grand-mère qui parle à sa petite-fille. Elle chante, elle danse, elle a une grande présence ! C’était important d’ajouter de la musique à cette pièce ?
EM : Lorsque j’ai commencé à penser à ce projet, je l’ai tout de suite imaginé avec de la musique. Déjà, parce que je suis très attachée, dans la façon dont je mets en scène, à l’idée de rythme. Je travaille de façon rythmique, même quand je n’ai pas de musique. J’ai souvent tendance à rajouter de la musique parce que je trouve des effets de rythme, d’accélération, de ralentissement avec la musique. L’instrument que nous avons choisi est la batterie. Ce n’est pas n’importe quel instrument. C’est compliqué de donner un aspect larmoyant avec de la batterie. C’est un instrument plutôt qui pousse, qui porte. Faire de la batterie tire-larme est un réel défi et je n’avais pas envie que ce soit un autre instrument. Je voulais quelque chose de combattant. A certains moments, il y a un rappel à la musique militaire.
C’est important pour moi qu’il y ait de la musique et j’ai toujours pensé le projet avec de la batterie.
CM : Il y a également du fado, qui n’est pas avec les paroles d’un fado traditionnel mais d’une lettre. Inês, comment as-tu appris à chanter le fado ?
Inês do Nascimento : Il y avait beaucoup de chanteurs de fado dans ma famille. J’ai aussi fait du folklore pendant 10 ans. La deuxième chanson A minha saia velhinha est une chanson de folklore.
Je n’ai jamais appris à chanter le fado mais je l’ai tellement écouté que c’est entré en moi. Lorsque nous allions en vacances au Portugal, mes parents mettaient du fado dans la voiture. Je trouvais ça horrible, triste, à vomir. Je voulais écouter To Be Free et je me retrouvais avec Amalia Rodrigues. A force de l’écouter, ayant une bonne mémoire auditive, c’est resté. Un jour, pendant un karaoké j’ai tenté de chanter du fado et c’est sorti correctement. J’avais déjà suivi des cours de chant avant, mais je ne pense pas avoir appris à chanter du fado. Je ne suis pas une vraie fadiste.
CM : Pourquoi avoir voulu ajouter cette musique si caractéristique du Portugal ?
EM : Oui, c’est très caractéristique du Portugal. Je trouve que c’est quand même une musique pleine d’âme et d’une vibration d’âme très particulière. Je trouvais ça juste que ça sorte à ce moment-là, que ce soit dans la pièce. C’est un fado qui est réécrit. Je trouvais ça aussi marrant que ce soit une espèce de musique très traditionnelle, mais complètement revisitée et que les Français ne sachent pas ce qu’on dit.
IDN : Oui, qu’ils soient très émus alors que la fin du fado est très triviale. Je dis « je t’ai écrit cette carte, gros bisous ». Les Français pensent que c’est très lyrique, ça me fait un peu rire. On ne leur dira pas.
CM : Tu gardes des petits secrets pour les Portugais.
EM : Il y a ça dans le spectacle. On m’a demandé si je voulais traduire ou pas le portugais qu’il y a dans la pièce. Je trouvais intéressant qu’il y ait une double lecture pour les lusophones et les non-lusophones et qu’ils ne voient pas exactement le même spectacle.
CM : Le fado est mis en musique avec la batterie. C’est Léo Perlot-Lhuillier qui s’en est occupé ?
IDN : Nous avons travaillé l’adaptation ensemble. Léo est chanteur aussi, donc il a des très bonnes bases. En plus, on chante ensemble à la fin, en harmonie. C’est rare, on n’a jamais entendu un fado batterie. Ça n’existe pas, donc nous sommes très contents d’avoir inventé le concept. C’est court, mais c’est Léo qui a compris comment on peut trouver la mélancolie du fado sans la guitare portugaise, avec d’autres choses, avec d’autres moyens.
CM : Il y a plusieurs types d’amour qui sont abordés dans cette pièce : l’amour maternel, l’amour d’une grand-mère. Il y a aussi l’amour pour la langue française. C’était important pour toi que la grand-mère parle aussi bien français et qu’elle soit attachée à la France ?
EM : Ce personnage-là est très inspiré de ma grand-mère. C’est une contradiction que j’ai toujours relevée chez elle, le fait de dire tout le temps qu’elle adorait la France, que c’était le plus beau pays, la plus belle langue, d’avoir aussi une sorte de mépris pour les Portugais qui ne ressentaient pas ça, mais, au final, d’être revenue au Portugal et d’être beaucoup plus attachée au Portugal. Cette dualité-là, je la trouvais intéressante. C’est ce qu’on essaie de raconter aussi avec ces deux langues qui se côtoient au plateau : elle est portugaise, elle parle portugais, mais elle est presque devenue française.
CM : Qu’est-ce que tu reconnais dans ce rôle que tu interprètes, Inês ?
IDN : Ce que je dis beaucoup à Esther, c’est que quand j’ai lu la pièce au tout début, j’ai trouvé dingue comme le personnage me fait penser à ma maman. En fait, nous ne sommes pas exactement de la même génération. Je suis née ici, mais ma mère est venue en France comme Conceição. Je m’inspire beaucoup de ma famille dans ma façon de parler, dans mes mimiques, etc. Je pense à mes tantes, à ma maman… J’ai beaucoup d’images de ma propre famille. La famille d’Esther, je ne la connais pas, je ne connais pas Conceição, donc il fallait que j’aille puiser dans ma propre famille pour l’interpréter.
CM : Elle a beaucoup de choses à raconter Conceição. J’imagine que toute sa vie elle a été laissée sous silence. Tu penses que sa petite-fille l’écoute vraiment ?
EM : Oui, je pense que sa petite-fille l’écoute vraiment et je pense aussi que l’idée du spectacle, c’était un peu de se dire que c’est un personnage de femme, comme il y en a des milliers et des milliers. Une femme qui a eu une vie très dure, qui a beaucoup travaillé, qui a traversé des choses difficiles, éprouvantes, qui a eu du courage, qui a tenu sa famille à bout de bras. Au final, c’est un récit qu’on ne connaît pas. Ce sont des femmes que nous n’avons pas écoutées. Ce spectacle était un peu de réunir tout le monde assis dans une salle. Elle monte sur scène, tout le monde va l’écouter. C’est enfin son moment. C’était un acte un peu de revanche et à la fois aussi une fête de la parole. C’est pour cela qu’il y a beaucoup de texte, c’est très riche.
CM : Elle est très énervée, on ne s’y attend pas forcément. Contre quoi est-elle énervée exactement ?
EM : Je ne crois pas qu’il y ait un sujet d’énervement. Je crois qu’elle est énervée par le nombre incalculable d’injustices qu’elle estime qu’elle a subies.
IDN : Je crois qu’on peut résumer avec la phrase « j’ai perdu ma vie ». Elle le dit plusieurs fois. Je pense que c’est comme si l’heure était au bilan. De sa vie, elle garde quand même assez peu de souvenirs positifs. Tous les souvenirs positifs sont en rapport avec sa petite-fille, mais jamais avec son mari, jamais avec son fils. Ce ne sont que des souvenirs qui l’ont beaucoup blessée. Elle s’est sentie trahie, abandonnée, trompée, etc. Je pense que c’est comme si elle faisait une catharsis. Elle vomit sa haine, parce qu’elle peut enfin s’exprimer. Le bilan est rageant. Elle aurait pu avoir une belle vie : elle a la santé, elle a de l’argent, elle n’est pas plus bête qu’une autre, elle a beaucoup de qualités, etc. Toutes ses qualités ont été un peu noyées par sa condition.
EM : Par sa condition de femme de cette époque-là, de ce pays-là.
CM : Il reste, dans son discours, des petites fautes de français. Pourquoi ?
EM : C’était sa façon de parler, sa langue. Même quand elle dit « je parle parfaitement français », ce n’est pas vrai. Il reste des traces du fait qu’elle n’est pas Française. C’est inscrit dans sa façon de parler. De la même façon qu’elle va parler portugais. Il y a des mots en portugais qui vont jaillir même quand elle parle français ou inversement. Pour moi, sa langue raconte sa vie et son histoire.
IDN : Elle se persuade qu’en neuf mois, elle parlait un français impeccable. Personne ne parle un français impeccable en neuf mois. Si elle a besoin de le répéter, c’est pour qu’on la croit. Ça m’a beaucoup fait penser à ma maman qui intervertit encore beaucoup de choses. Il y a des mots qu’elle n’arrivera jamais à prononcer.
J’aime bien qu’il y ait ce genre de petites fautes à jouer. C’est drôle.
CM : Comment as-tu choisi la comédienne ?
EM : Inès et moi étions à l’école de théâtre ensemble, donc je la connaissais déjà. Je savais que c’était une bonne comédienne, de confiance, etc. J’avais besoin de quelqu’un qui parle portugais et qui sache chanter.J’ai commencé à préparer une maquette, une petite forme, et nous avons commencé à travailler avec Inês. Je me suis dit : le rôle est parfait pour elle. Après la maquette, je lui ai proposé de continuer à travailler avec moi et de monter la pièce ensemble.
CM : C’est un seul sur scène, un sacré défi, surtout pour toi Inês. Comment tu l’as perçu quand tu as vu le script ?
IDN : Alors, c’était ambivalent parce qu’il y avait une part de moi qui disait « c’est le rôle que je rêve de jouer » : une pièce bilingue, où je peux chanter, où j’ai les références. Je me suis dit, très modestement, que ce n’est pas n’importe qui peut la jouer, mais moi je le peux parce que j’ai le bagage culturel qui va avec. J’étais hyper enthousiaste.
Lorsque nous avons commencé les répétitions, je me suis rendu compte du marathon que c’est de faire 1h15 de monologue. Parfois, je me suis dit que je n’allais pas y arriver, que j’allais tomber dans les pommes. Je ne l’ai pas dit à Esther !
EM : Ce n’est pas 1h15 d’un autre spectacle. Le spectacle est vraiment très physique.
IDN : Peut-être que cela ne se voit pas, mais c’est physique. C’est ce qui fait qu’il est très rythmique : on passe d’une danse à un chant, qui est censé être bien placé, alors que j’ai le cœur qui bat super vite. Comment changer de rythme à chaque scène ? C’est ça qui est fatigant. Ce n’est pas tant parler pendant 1h. Cela demande une discipline qui me faisait vraiment peur et qui me fait encore peur. A chaque fois, 5 minutes avant de rentrer, je me dis que je ne vais pas réussir. Je vais tomber dans les pommes à la 3e scène. Finalement, tout se passe toujours bien.
CM : Pour finir, ma question signature : avez-vous un message pour les jeunes lusodescendants comme nous ?
IDN : C’est une grande fierté de faire ce spectacle pour moi. Je pense beaucoup à ma mère, mais quand elle vient me voir jouer, généralement elle manque de clés de compréhension. Pour ce spectacle, elle a une avance sur tout le monde et je suis super contente de lui offrir ça. En jouant cette pièce, si l’on peut ramener un peu du pays de nos parents ici, c’est d’une pierre deux coups. Nous faisons honneur à nos racines tout en étant très conscient d’être français. Je trouve que c’est un beau cadeau qu’Esther m’a fait et j’espère que je ferai un beau cadeau à ma mère quand elle va venir.
EM : Je dirais un peu la même chose. Je pense que selon les générations, selon les histoires, tout le monde a son propre rapport à l’immigration, au Portugal et je trouve que c’est une bonne occasion d’explorer ça, d’y réfléchir, de se dire, mais en fait, qu’est-ce que c’est pour moi le Portugal ? Qu’est-ce que j’en garde ? Qu’est-ce que c’est que cette langue ? C’est quoi mon lien avec ce pays ? C’est aussi l’occasion de penser à tout ça.
CM : Longue vie à Trop d’Amour ! Merci pour votre temps.
Nous vous invitons à suivre le parcours de cette pièce en suivant la compagnie écraser des mouches sur les réseaux sociaux : Instagram, Facebook, email.
Interview réalisée par Julie Carvalho,