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3 mai 2024Le 9 février dernier a été publié le premier livre de Margot Delon aux éditions La Dispute, sous le titre Enfants des bidonvilles, une autre histoire des inégalités urbaines. Parmi ces enfants se trouvent également les Portugais. Margot Delon nous a offert une interview exclusive.
Cap Magellan : Bonjour Margot ! J’espère que tu vas bien. Ton livre Enfants des bidonvilles, Une autre histoire des inégalités urbaines est sorti aux éditions La dispute le 9 février dernier. Combien de temps de travail cela t’a demandé ?
Margot Delon : Ce livre arrive après un mémoire de Master et une thèse. Si nous faisons la synthèse de tout cela, je travaille dessus depuis 2011 donc cela m’a demandé 13 ans de travail, avec des interruptions. Pour ce qui est du livre en lui-même, j’ai mis à peu près six mois à l’écrire et le réécrire avec la maison d’édition.
Cap Magellan : Quel est le but de cet ouvrage ?
Margot Delon : Je souhaitais atteindre un public plus large que le public académique tout en présentant les résultats d’une enquête rigoureuse. La thèse que j’avais écrite est d’un format assez spécial, avec beaucoup de références, de débats théoriques, de notes de bas de page. Je voulais écrire un livre qui se lit bien, à destination de mes enquêtés, de leurs familles, des acteurs municipaux et associatifs, des étudiants, des travailleurs sociaux… ou de toute personne intéressée par cette histoire ! Et je suis contente car cela correspond aux premiers retours que j’ai des lecteurs, notamment des libraires indépendants.
Cap Magellan : Pourquoi les bidonvilles ?
Margot Delon : Cela vient d’une curiosité pour les questions de villes, de transformations urbaines, etc. J’ai découvert la sociologie il y a une quinzaine d’années, alors que j’étais étudiante, à travers la sociologie urbaine. Au cours de mes lectures, je suis tombée sur une enquête de l’anthropologue Colette Pétonnet qui portait sur l’histoire des Portugais et Espagnols qui quittaient les bidonvilles de l’époque, donc dans les années 70. Elle les suit et raconte ce qu’ils vivent, comment ils le vivent, etc. Je me suis rendue compte que les bidonvilles de l’époque sont une partie très importante de l’histoire de la ville. C’est une histoire énorme et peu connue, alors qu’elle aurait sûrement des choses à nous dire sur ce qu’il se passe actuellement. Colette Pétonnet expliquait par exemple que c’était un tel choc pour les familles de quitter les bidonvilles à l’époque qu’elle pensait qu’il y aurait un traumatisme chez les enfants. Je me suis donc demandée ce que sont devenues ces personnes, ces enfants qui sont désormais des adultes accomplis.
Cap Magellan : Qu’est-ce que l’aspect sociologique apporte à l’histoire des bidonvilles ?
Margot Delon : C’est une question que les historiens m’ont beaucoup posée au début de mon enquête. Nous avons des perspectives très complémentaires avec un même recours aux archives et aux entretiens, qu’ils appellent « sources orales ». Les différences sont principalement sur la façon de considérer les matériaux. Je m’intéresse avant tout aux déterminants des trajectoires des individus et aux vécus de leurs expériences, c’est-à-dire que je cherche à expliquer sociologiquement les discours et les parcours des personnes interrogées. Je ne cherche pas à savoir s’ils disent la vérité ou non, mais à comprendre comment sont construites leurs perceptions et leurs expériences : qu’est-ce qui fait que certains habitants d’origine portugaise à Champigny ne considéraient pas, au moment de l’entretien, qu’ils avaient vécu dans des bidonvilles par exemple ? Mon travail est de ramener les discours à des conditions sociales, d’expériences et de trajectoire.
Cap Magellan : J’ai cru comprendre que cela a été difficile d’avoir des témoignages ouverts de Portugais. On a tendance à dire que la communauté est taiseuse. Quel est ton avis en tant que personne extérieure ?
Margot Delon : Assez oui, notamment lors des premiers entretiens. Lorsque je progresse dans les campagnes d’entretiens, au début je tombe sur les personnes les mieux établies, qui ont le discours le plus officiel et qui sont souvent celles qui ont le mieux réussi. Par exemple, je suis rentrée par une association et je me suis rendue compte que les récits se ressemblaient. C’était intéressant de les explorer, mais ce sont des récits dans lesquels les difficultés tendent à être minimisées. A l’inverse, à Nanterre il y avait une relation assez conflictuelle entre les associations et la ville. A Champigny-sur-Marne, l’association souhaitait rendre hommage au maire de l’époque parce qu’il a fermé les yeux. Mis en parallèle avec Nanterre, je me suis demandée comment se construit le rapport au politique et à la revendication. Par la suite, j’ai récolté des récits de personnes parfois encore en difficulté, vivant dans des HLM, et qui avaient un regard plus critique par rapport à l’association et à l’invisibilisation des difficultés du passé et du présent.
Ensuite, il y a des rapports entre les groupes migrants, que nous pouvons qualifier comme des rapports de race et qui se sont constitués dans le temps. Cela fait des Portugais une sorte de minorité modèle : on les valorise au regard d’autres minorités, tels que les Algériens. C’est une charge pour les personnes d’origine portugaise : au moindre pas de côté ils prennent le risque d’être assimilés à d’autres minorités et d’être rabaissés. Pour comprendre le rapport à la parole, il faut s’intéresser aux rapports de pouvoirs entre les groupes.
Cap Magellan : Ton livre est écrit avec de l’écriture inclusive. Est-ce que c’est quelque chose qui a pu t’être reproché ? Pourquoi avoir fait ce choix ?
Margot Delon : Ma thèse n’a pas été écrite en écriture inclusive et, après coup, je me suis rendue compte que je parlais trop peu des femmes. Je pense que l’écriture inclusive nous oblige à toujours prendre en compte la variable du genre et à ne pas l’invisibiliser. Le fait de me demander, par exemple, si je parlais du père ou de la mère m’a permis de développer des analyses que je n’avais en tête lors de ma thèse. Cela incite à aller au-delà de l’illusion du neutre masculin et de s’interroger sur les rôles de chacun, la répartition des tâches, etc. La maison d’édition a été très accompagnante et m’a poussé à aller plus loin dans l’analyse des rapports de genre. Je n’ai pas eu de retours négatifs. La langue évolue en permanence et la forme que j’ai adoptée me semble assez légère par rapport aux premières formes que nous avons vu émerger il y a quelques années. Je pense que nous allons nous y habituer.
Cap Magellan : Tu es chargée de recherche CNRS à l’Université de Nantes, en partenariat avec l’Ecole française de Rome. Qu’est-ce que cela signifie ?
Margot Delon : Mon métier est de faire de la recherche, c’est-à-dire des enquêtes, mais aussi de lire, d’écrire, de participer à animer le débat scientifique, etc. Comme chercheuse, je dépends du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et c’est un métier important, en plus des enseignants chercheurs de l’Université. Il est nécessaire que des personnes soient payées pour toujours chercher la petite bête, proposer un pas de côté, comprendre le monde qui nous entoure, etc. Nous ne faisons pas de recommandations politiques, ce n’est pas notre métier, mais nous produisons de la connaissance qui peut, par la suite, être utilisée plus largement par la société. C’est fondamental.
Cap Magellan : Tu travailles sur une nouvelle thèse ?
Margot Delon : Je travaille sur un nouveau programme de recherche, toujours sur les inégalités et la transformation des villes, mais désormais plutôt de l’autre côté, pas nécessairement du point de vue des gens qui en pâtissent, mais plutôt des endroits où elles sont susceptibles de se reproduire. J’enquête sur le marché immobilier et sur différentes manifestations du marché immobilier en France et en Italie. L’idée est de comprendre, par exemple, comment le marché locatif fonctionne, est-ce que les inégalités s’accumulent à cet endroit, comment sont produites les inégalités sur le marché du logement, etc. Pour l’instant, je publie surtout des articles, mais à terme j’aimerais publier un livre. J’ai beaucoup aimé l’écriture et c’était super de travailler avec des éditrices comme celles de La Dispute.
Cap Magellan : Pour finir, ma question signature : est-ce que tu aurais un message pour les jeunes lusodescendants ?
Margot Delon : C’est compliqué parce que je n’ai pas fait d’entretiens avec les jeunes lusodescendants. J’ignore les conditions de vie contemporaines. Par rapport aux descendants d’immigrés algériens, dont les parents me parlaient beaucoup, qui vivent encore du racisme, j’ai eu moins de témoignages de la communauté portugaise.
Je pense que c’est une invitation à explorer des parallèles avec les descendants d’immigrés algériens. C’est une comparaison trop faite dans le sens des bons Portugais et des mauvais Algériens. Je pense qu’il faudrait se l’approprier dans le sens d’un dialogue. Ce sont des groupes qui sont arrivés à la même période, qui ont connu des difficultés communes
Cap Magellan : Merci Margot ! C’est un très beau message.
Nous vous invitons à vous procurer Enfants des bidonvilles, de Margot Delon, en librairie ou
sur le site de l’éditeur.
Vous pouvez également suivre Margot Delon sur Facebook et LinkedIn.
Interview réalisée par Julie Carvalho,
de Os Cadernos da Julie.
03/05/2024