Interview avec Yves Léonard, historien – Première partie
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24 avril 2024Yves Léonard est une figure incontournable de l’histoire portugaise contemporaine. En ce mois des 50 ans de la Révolution des Oeillets, Cap Magellan vous propose une interviewexclusive de l’historien. En raison de la longueur, elle sera divisée en deux parties. Cette dernière partie se concentre sur ses ouvrages, notamment le dernier, disponible en librairie depuis le 18 avril…
Cap Magellan : Votre biographie de Salazar a déjà été éditée au Portugal. Combien de temps cela vous a pris ?
Yves Léonard : Alors, combien de temps ? Pas mal. A chiffrer c’est difficile parce que si je suis honnête, j’ai commencé à y réfléchir vraiment il y a vingt ans. Le premier contrat d’édition chez Perrin, l’éditeur français, a été signé il y a plus de dix ans. Cela a été une gestation longue, douloureuse et il y a eu beaucoup de bas côtés. Heureusement, j’avais d’autres demandes et commandes en même temps qui m’ont permis de souffler. Vivre en compagnonnage et à proximité d’un dictateur, ce n’est pas évident. On parle tout de même d’un dictateur qui a gouverné plus 40 ans, donc c’est long et compliqué. J’ai eu une masse documentaire, de sources à éplucher mais, dans le même temps, je ne devrais pas me laisser submerger. Il y a des moments où vous éprouvez le besoin de vous mettre de côté, de vous mettre en retrait, de vivre autre chose. J’ai écrit Histoire de la nation portugaise suite à une demande éditoriale mais j’avais également la volonté quelle était la conception de la nation et du Portugal par Salazar : d’où venait-elle ? comment a-t-elle été transformée ? comment a-t-il écrit le récit national ? C’est un exemple du pas de côté qui ne perd jamais de vue l’objectif principal, idem pour comprendre la révolution. A toute chose égale c’est à peu près la même chose. On ne comprend pas bien le 25 avril et la révolution des Oeillets si l’on ne regarde pas ce qui a eu lieu avant. Finalement, tout ce qui a donné le sentiment de pas de côté ou d’écart par rapport à l’objectif n’en sont pas vraiment. Il y a donc eu plus de dix ans de travail mais ce n’est pas un travail continu : je ne me suis pas mis tous les matins devant mon bureau pour écrire quelques pages. Tout a été plus intense durant les trois dernières années jusqu’à ce qu’en avril j’en ai fini la rédaction. C’est réellement un travail de longue haleine. A la fin, on éprouve aussi un soulagement parce que c’est assez oppressant. C’est le travail d’écriture qui m’a demandé le plus d’efforts, le plus prenant, le plus exigeant. Dans la vie d’un être humain, il y a une part d’indémontrable, une part d’indécis, une part d’incompréhensible. C’est cette dimension que j’ai voulu reprendre à mon compte. Il y a beaucoup de tâtonnements vous savez : il faut expérimenter, il faut essayer de poser des hypothèses, puis essayer de trouver des éléments qui infirment ou confirment d’autres hypothèses. Il faut également se montrer humble face à certains événements : savoir dire qu’on ne sait pas ou bien poser des hypothèses.
Cap Magellan : Pourquoi le choix d’une publication au Portugal avant la France ?
Yves Léonard : Je l’ai d’abord sorti au Portugal à cause de priorités d’éditeurs. Ce n’est pas moi qui l’ai demandé mais Perrin, l’éditeur français, a négocié les droits avec un éditeur portugais, Almedina, qui a très vite et très en amont souhaité vouloir le publier le plus rapidement possible. En France, l’effet post Covid a ralenti le rythme de sorties, donc il y a un effet d’encombrement et aussi, peut-être, un choix immatériel de politique éditoriale de le sortir à proximité du 50e anniversaire.
Cap Magellan : Pensez-vous que le fait que l’éditeur au Portugal ait voulu publier votre livre le plus rapidement possible, illustre une demande importante à connaître la vie de Salazar ?
Yves Léonard : Oui parce qu’il y a peu de biographies de Salazar. Jusqu’à présent, il n’y en avait qu’une seule, de six volumes, qu’avait écrite le Ministre des Affaires étrangères. Néanmoins, c’était un admirateur de Salazar, donc il n’était pas neutre. De plus, ce sont des volumes qui ont plus de quarante ans, sortis en 1985/1986. Il y a eu deux autres biographies qui ont marqué : celle de Filipe de Meneses sortie en 2009/2010, une biographie avant tout politique et qui retrace surtout l’histoire politique vue par Salazar, chef de l’Estado Novo, et puis, plus récemment, un politiste britannique, Tom Gallagher, a rédigé une biographie assez peu critique. En histoire, l’objectivité est difficile mais il faut tenter de se tenir à bonne distance de son objet d’étude. Je ne me suis jamais senti dans une position de donner véritablement mon opinion, mon sentiment ou une appréciation. Bien sûr, cela transparaît tout de même : j’ai moi-même une histoire et un parcours. Pour autant, un effort auquel nous devons tendre est d’en permanence se poser les bonnes questions au regard des sources dont nous disposons.
Cap Magellan : Quels sont les retours que vous avez pour l’instant des lecteurs portugais ? Ont-ils un ressenti par rapport au fait que vous soyez français ?
Yves Léonard : Pour l’instant les retours que j’ai eu sont positifs. J’essaye de faire un portrait équilibré et à bonne distance, la première clé interprétative de critique qui pourrait être formulée serait de se dire que c’est bien le travail d’un étranger. C’est quelque chose que je dénie, que je refuse catégoriquement. De plus, en se tenant à bonne distance comme j’ai essayé de le faire, les conservateurs, traditionalistes, nostalgiques peuvent me dire que cela ne rend pas la mesure de la grandeur inouïe de ce saint laïque, de cet homme qui s’est donné corps et âme pour sa patrie, qui ne pensait qu’au Portugal, etc. et que ma biographie ne lui rend pas service, que c’est très en deçà de la grandeur d’une personne. A contrario, ceux qui veulent dire que c’était le pire des démons que la terre ait porté ne s’y retrouvent pas non plus. Plus préoccupant, mais ça je ne pouvais pas l’anticiper, je pense que le personnage a une actualité : le salazarisme sociologique, les questions relatives à cette capacité syncrétique qu’il avait de réconcilier des droites traditionalistes, très conservatrices et aussi le libéralisme ou l’ultralibéralisme, tout cela fait de lui un personnage qui peut donner du sens à une partie de l’actualité. Il y a également un rapport très ambivalent et très complexe avec l’extrême droite portugaise. Ce parti et son leader aiment la figure de Salazar. Ils ne le revendiquent pas complètement mais insistent sur le bien qu’il a pu apporter au pays. Je ne sais pas si cela servira ou desservira cette biographie : dans quelle mesure, il y a une certaine nostalgie de vouloir s’emparer du sujet ou son contraire. C’est l’incertitude de l’actualité que nous ne pouvons pas maîtriser.
Cap Magellan : Votre biographie de Salazar est éditée chez Perrin. Toutefois je souhaitais revenir sur les éditions Chandeigne, une maison d’édition avec qui vous travaillez beaucoup. Comment s’est déroulé votre premier contact avec eux?
Yves Léonard : Chandeigne est née en 1992. Je les ai rencontré très rapidement parce que j’ai publié l’ouvrage Le Portugal : Vingt ans après la Révolution des œillets en 1994. A ce moment-là Michel Chandeigne et Anne Lima sont entrés en contact avec moi. À l’époque, Michel Chandeigne voulait une synthèse, quelque chose qui nous permette de mieux comprendre ce qu’était la nature de ce régime si particulier que les Français connaissent mal.C’était fin 1994 et début 1995 je me suis mis à l’écrire. Cela m’a occupé une partie de l’année 1995 et la publication a eu lieu en mars 1996, avec la préface de Mário Soares. Salazarisme et fascisme est donc né de l’idée de Michel Chandeigne et Anne de proposer un produit argumenté mais pas trop long, un peu comme une conférence. Une collection qui contente l’érudit mais qui ne dissuade pas la personne qui veut comprendre sans avoir ni la formation académique ni le temps de passer plus de 3 semaines à lire un pavé de 800 pages. C’est ainsi qu’ils ont pensé leur collection lusitane. Salazarisme et fascime a été l’un des premiers titres. Il a tout de suite rencontré du succès et a été réédité à plusieurs reprises. Nous en avons fait une nouvelle édition en 2020 parce qu’il était épuisé. Cela nous a permis de toiletter un peu. Finalement la rencontre s’est faite parce qu’ils savaient que j’étais intéressé, qu’ils avaient apprécié mon titre sur le 20 ans et que Michel Chandeigne cherchait des auteurs. A l’époque j’avais 30 ans de moins, donc j’étais prometteur et j’avais toute la ressource nécessaire.
Cap Magellan : Pourriez-vous dire aujourd’hui que c’est une fierté de travailler avec eux ? Ce partenariat entre vous deux est-il important ?
Yves Léonard : C’est un très grand plaisir de travailler avec eux. Tout d’abord parce qu’il y a une relation amicale qui est née au fil du temps : 30 ans pratiquement de compagnonnage. J’apprécie beaucoup la qualité de leur travail éditorial : c’est un éditeur à l’ancienne, qui travaille de manière soignée et fignolée, avec du bon papier et une qualité d’impression. Je travaille avec Anne Lima depuis 1994/1995 donc nous nous connaissons bien et avons développé une relation de confiance. J’aime leur manière de travailler. C’est un plaisir, une chance et j’entends bien continuer. Maintenant, je n’ai pas un contrat d’exclusivité avec eux et j’aime bien aussi être contacter par d’autres éditeurs. Cela permet de toucher des publics différents, quelquefois le plus grand public, avec par exemple des éditeurs comme Tallandier et Perrin, qui ne sont pas spécialisés sur le monde lusophone. C’est important d’atteindre un lectorat qui n’y connaît rien ou pas grand chose. Après il y a une demande chez ces éditeurs grand public parce qu’ils se sont rendus compte que le Portugal est un peu moins confidentiel qu’il ne l’était il y a 30 ans : aujourd’hui il y a plus de tourisme, il y a plus de gens qui s’y installent, il y a un effet d’engouement qui joue autour du Portugal et qui nourrit aussi cette demande. Pour moi, c’est totalement complémentaire.
Cap Magellan : Votre dernier ouvrage s’intitule Lumière d’avril, Portugal 1974 (publié en 2023 aux éditions Chandeigne). Vous y avez écrit un texte à partir de photographies de Alécio de Andrade, un photographe brésilien du XXe siècle. Comment avez-vous découvert son travail ? Pourquoi est-ce important d’écrire à partir de ses photographies ?
Yves Léonard : Alécio de Andrade est mort il y a 20 ans, en 2003, donc je ne l’ai pas connu. De plus, quand il était à Paris, je ne l’ai jamais croisé. Il y a 4 ans, sa veuve, Patricia Newcomer, a repris ce qu’avait fait son mari au moment de la révolution des Oeillets. Elle a fait une première sélection, un premier tri sur plus d’une centaine de clichés. Ce qui m’a séduit c’est que je ne l’avais fait : faire un texte à partir d’un travail qui n’est pas le mien, qui est le travail d’un photographe. Je n’ai pas l’œil cinématographique, l’œil photographique. Je ne suis pas très bon en photo. Lui avait la capacité de saisir l’instant. C’est un talent considérable et cela m’a fasciné. Lorsque j’ai découvert les clichés, les planches que sa veuve montrait, c’était fascinant. Il a des personnages connus – comme le Général Spinola par exemple – mais il y a beaucoup d’anonymes de l’histoire, d’inconnus, de gens qu’il est allé photographier parce qu’il s’est baladé au Portugal, pas simplement à Lisbonne, avec son appareil photo. Il a attrapé des visages, des regards, des attitudes, etc. Certains clichés ont été publiés à l’époque mais d’autres sont inédits et c’est ce qui fait leurs forces. C’est l’enver du décor, le Portugal du quotidien, et je pense que c’est un travail qui apporte quelque chose. Mon rôle en écrivant le texte et en regardant les 56 photos de mémoires qui ont été retenues est de structurer les méninges. Mais c’est un travail à 3 entre Patricia, Anne et moi : nous avons discuté du choix de la couverture, etc. Cette complicité qui lie un éditeur à son auteur nous a beaucoup aidé parce que nous parlons très librement.
Cap Magellan : Quel regard apportent une vision brésilienne et une vision française sur les événements qui se sont déroulés au Portugal ?
Yves Léonard : Je dirai que nous pouvons utiliser l’expression « regards croisés », c’est-à-dire des perspectives, des angles, des histoires qui ne sont pas les mêmes. Je ne suis pas de la génération de Alécio de Andrade, je ne suis pas allé au Portugal en 1974 comme lui. Je ne suis pas Brésilien non plus et je n’ai pas été exilé en France à cause de la dictature – comme cela a été le cas de nombreux Brésiliens. Donc je n’ai pas la même histoire, je n’ai pas la même culture. C’était un pianiste extraordinaire, un poète. Je n’ai pas cette formation là même si j’adore la musique et que j’aime bien le piano. Je pense que la richesse des regards croisés est cette diversité de points de vue, d’approches. Cela permet de sortir de l’entre-soi. Un deuxième élément qui me semble significatif correspond à la dimension d’actualité du 25 avril et d’organiser les Oeillets. En quoi cet événement, 50 ans après, nous parle encore ? Je pense que dans cette confrontation à distance entre un photographe et un historien, il y a des éléments d’intelligibilité, de compréhension de lecture qui ne sont pas seuls, qui ne sont pas définitifs mais qui me semblent enrichir le débat aujourd’hui sans prétention et sans humilité. Il y a quelque chose d’intéressant qui traduit assez bien la dimension internationale du 25 avril. Ce n’est pas juste une propriété des Portugais, même si c’est au Portugal qu’elle s’est passée grâce à des militaires : c’est un événement parle au plus grand nombre.
Cap Magellan : Quels sont vos projets pour les 50 ans du 25 avril ?
Yves Léonard : Pour les 50 ans, nous allons surtout travailler sur des communications type académiques, notamment des journées d’études et des colloques. D’autre part, il y a une Commission du 50e anniversaire qui travaille très activement donc j’ai plusieurs engagements autour du 25 avril. J’essaye encore d’être actif sur les événements du 25 avril par des conférences ou des prises de parole et aussi en essayant de le rendre le plus accessible et le plus compréhensible possible. C’est un objet d’histoire mais aussi un objet vivant à la fois.
Cap Magellan : Pour finir, ma question signature : auriez-vous un message pour les jeunes lusodescendants ?
Yves Léonard : Soyez fiers de votre pays et du 25 avril. Il n’y a pas d’événement de cette nature dans l’histoire du XXe siècle qui mérite autant d’engouement. Donc soyez fiers de cette histoire, de cet événement et de sa pertinence dans l’actualité. Enrichissez-le et faites le vivre.
Cap Magellan : Merci Yves pour votre temps et félicitations pour vos travaux !
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Vous pouvez dès à présent vous procurer la biographie Salazar, le dictateur énigmatique en librairie ou sur le site de l’éditeur. Nous vous invitons également à vous procurer ces ouvrages parus aux éditions Chandeigne.
Interview réalisée par Julie Carvalho,
de Os Cadernos da Julie.
Transcription par Sophie Abreu.
18/04/2024